mercredi 30 décembre 2015

D'ailleurs les poissons n'ont pas de pieds de Jon Kalman Stefansson

    "Le problème est que personne n'est capable de marcher sur la mer, c'est d'ailleurs pourquoi les poissons n'ont pas de pieds."

    En découvrant l'auteur j'ai découvert un pays ! Si le "gamin" est le fil rouge de la trilogie [ Entre ciel et terre ( 2010 ), La tristesse des anges (2011), Le coeur de l'homme (2013) ], l'Islande en est un personnage à part entière, île modelée par son relief volcanique et la mer, dotée d'un climat aux hivers interminables submergeant hommes et bêtes sous des montagnes de neige dans une lutte implacable pour survivre.
    Il en était ainsi fin du XIXème siècle. Depuis, si le contexte a évolué, il n'en reste pas moins le climat rigoureux et l'ancrage profond d'une population qui n'a pas oublié ses racines.

    Quand ce quatrième roman débute, Ari rentre à Keflavik "ce lieu qui n'a que trois points cardinaux : le vent, la mer et l'éternité." Ecrivain et éditeur, pas encore la cinquantaine, il avait un matin quitté brutalement femme et enfants "par peur de perdre le contact avec sa voix intime". Après s'être réfugié au bord de la mer dans le Sud-Ouest de l'île il s'était exilé au Danemark pendant deux ans. Un colis plein de souvenirs envoyé par son père qui se prétend mourant l'incite à rentrer au pays. C'est avec son cousin, son complice narrateur anonyme du récit, qu'il revient sur sa terre natale qui par les images d'un passé qui ne demandait qu'à resurgir reprend vite possession de lui.
    Un roman à trois temps où l'auteur fait alterner les époques dans des chapitres sous titrés :
    Nordfjördur - Jadis : un petit port de pêche perdu, au temps des grands-parents d'Ari, quand son grand-père Oddur capitaine et armateur était le "héros des mers" et quand sa grand-mère Margrét beauté à la longue chevelure lui disait " Si je dénoue mes cheveux, alors tu sauras que je suis nue sous ma robe, alors tu sauras que je t'aime."
    Keflavik - 1976 et 1980 : l'enfance et l'adolescence d'Ari et de son cousin, quand ils pillaient les colis des camions de la base américaine, quand ils chassaient la perdrix sur la lande, quand ils travaillaient au séchage de la morue et qu'ils écoutaient en boucle les Pink Floyd et les Beatles.
    Keflavik - Aujourd'hui : les difficultés de l'homme à vivre  parce que " rien n'est simple - jamais - dès qu'il est question de l'être humain."

    Dans son interview à la librairie Mollat, l'auteur explique qu'il a cherché à comprendre ce qui a changé par rapport au siècle dernier quand l'homme travaillait plus dur et vieillissait plus vite, quand il n'avait pas le choix dans la vie et dans l'éducation. De nos jours, trop de choix peut devenir source de souffrance, l'homme qui croule sous le travail et se laisse envahir par le stress, a de plus en plus de difficulté à exister parce qu'il s'éloigne de ses racines.





     Selon les époques, l'écriture s'adapte devient plus "sociale", plus prosaïque quand on est dans l'aujourd'hui pour reprendre un souffle poétique hallucinant de vérité quand il raconte son île domptée par la neige et le blizzard attendant le renouveau qui tarde trop à venir.
    Mais c'est toujours de l'homme qu'il nous parle, de ses faiblesses, de son incompréhension, de la quête d'un sens à donner à son existence, car " la vie est incompréhensible, et injuste, mais nous la vivons tout de même, incapables de faire autrement, elle est la seule chose que nous ayons avec certitude, à la fois trésor et insignifiance."
     Les chapitres sous titrés "Jadis" sont les plus beaux, j'y ai retrouvé le grand prosateur que j'avais découvert avec "Entre ciel et terre". Les dernières pages empreintes d'une grande sensibilité sont tout simplement poignantes. Petite réserve pour les chapitres sous titrés "Aujourd'hui", ils m'ont semblé un peu bavards. Il n'en demeure pas moins que, pour moi, ce roman est l'oeuvre d'un grand écrivain.
   
    Editions Gallimard (du monde entier) 2015 Traduit de l'islandais par Eric Boury  
    FISKARNIR HAFA ENGA FAETUR  Copenhague 2013 



samedi 12 décembre 2015

L'intérêt de l'enfant de Ian McEwan

    Comme souvent chez l'auteur, le roman est une plongée dans la vie d'un personnage au travers du prisme de la profession qu'il exerce. Des professions intéressantes et lucratives assurant aux héros une position sociale non négligeable qu'un grain de sable va faire dérailler.

    Fiona Maye est juge aux affaires familiales. Son rôle, après examen de situations conflictuelles, prendre les bonnes décisions, sans passion, dans "l'intérêt de l'enfant" et dans le respect de la loi. La soixantaine assumée, mariée, sans enfant, absorbée par son travail dont les dossiers accaparent les soirées, elle n'avait jamais soupçonné que son couple puisse être menacé. Alors, quand son mari lui annonce qu'il a l'intention de la quitter pour vivre une dernière aventure amoureuse avant qu'il ne soit trop tard, elle reste anéantie et se sent trahie par une décision qu'elle ne comprend pas.
    C'est à ce moment que Fiona est sollicitée pour une requête urgente : Adam, 17 ans et 9 mois atteint de leucémie doit rapidement être transfusé pour être sauvé. Transfusion que ses parents et lui-même, Témoins de Jéhovah, refusent catégoriquement. A trois mois d'une majorité qui lui permettrait de prendre sa propre décision, la juge estime qu'elle doit faire une exception et rencontrer Adam pour une plus juste compréhension de la situation.
    Fiona découvre un beau garçon, intelligent, sensible, qui écrit de la poésie, joue du violon mais semble autant déterminé que ses parents à refuser la transfusion. Une rencontre inhabituelle, troublante pour tous les deux, perturbante pour la juge lui compliquant la tâche par les questions qu'elle pose et qui auront sur sa propre vie des conséquences qu'elle n'aurait jamais envisagées.

    C'est alors qu'entre en jeu le talent de Ian McEwan qui fait de la plongée au coeur de cette profession un témoignage vivant par l'exposition détaillée de plusieurs cas, par l'évocation des aléas et difficultés d'un métier qui a pour but de protéger les enfants, par l'enjeu des jugements mais surtout par l'implication du magistrat qui ne doit rester, en toutes circonstances, qu'impérativement professionnelle.
    Avec quelle discrétion, quelle délicatesse l'auteur conte la relation qui se noue entre la juge et Adam. Relation particulière, sensible, inattendue qui rapproche deux êtres en quête d'un nouveau sens à donner à leur vie !

    Editions Gallimard 2015 (230 pages-18€)
    The children act 2014 Traduit de l'anglais par France Camus-Pichon.

lundi 23 novembre 2015

2084, La fin du monde de Boualem Sansal

    " Dormez tranquilles, bonnes gens, tout est parfaitement faux et le reste est sous contrôle."

    Roman d'anticipation, fable orwellienne, un livre annoncé par les précédentes parutions de l'auteur : "Harraga" (2005) deux femmes en rébellion, "Le village de l'allemand" (2008) qui ose le parallèle entre les horreurs de la Seconde Guerre mondiale et celles de la guerre d'Algérie, "Rue Darwin" (2011) où Yazid évoque 50 ans de sa vie intimement liée à l'Histoire algérienne de 1950 à nos jours. Je n'évoquerai pas ceux de ses livres que je n'ai pas lus, mais tous ont contribué à le rendre indésirable dans son propre pays qu'il n'a jamais voulu quitter. Démission, mises à l'écart, menaces, injures sont les conséquences de son engagement.

    "2084, la fin du monde", l'avènement d'une dictature religieuse, un concentré de régime totalitaire où soumission et obéissance sont obligatoires en Abistan, empire dirigé par le prophète Abi délégué de Yolah depuis la fin de la Char la grande guerre sainte. L'Abilang en est la nouvelle langue. Le peuple est maintenu dans l'ignorance et l'amnésie, muselé et confiné par l'interdiction de circuler, sauf pour certains autorisés à participer au pèlerinage.
    Pour Ati, 30 ans, pas de pèlerinage, il est choisi pour aller se soigner au sana, forteresse protégée par "les murailles de l'Ouâ", élevée sur un promontoire au milieu d'un univers désolé et désertique. Il y rencontre Nas, l'ethnologue qui a découvert les ruines d'un village antique susceptibles de remettre en questions les fondements de L'Abistan. Ati doute et rêve de la frontière qui, dit-on, n'existe pas et finira par rejoindre ceux qui fomentent une conspiration.

    Comme à son habitude, l'auteur utilise la langue française avec brio. Maniant l'impertinence et la drôlerie, les mots sont sans ambiguïté, sans haine aucune même quand il laisse poindre la colère, la rage et la honte. On oublie son emphase, parfois dérangeante, quand elle est adoucie par la tendresse.
    Mais pour une fois, Boualem Sansal en fait trop : à trop vouloir expliquer, à trop vouloir convaincre, il se perd dans les détails qui ralentissent le rythme de la narration et lassent le lecteur en rendant son propos moins crédible. Une lecture qui demande des pauses pour "digérer" une situation qui n'est que trop d'actualité.

    Editions Gallimard 2015 (274 pages-19,50 €)

samedi 31 octobre 2015

Otages intimes de Jeanne Benameur

    Une jaquette flamboyante, un titre qui ne laisse pas indifférent, difficile d'ignorer le dernier roman de l'auteure qui aime inscrire ses intrigues dans une actualité parfois cuisante : les problèmes ouvriers chez Arcelor-Mittal et ceux de Godin dans "Les insurrections singulières" (2011), un chirurgien à la retraite qui engage quatre auxiliaires de vie pour l'accompagner jusqu'à la fin de son existence dans "Profanes" (2013) ... Rien d'étonnant qu'elle choisisse de mettre en scène un otage.

 "Il a de la chance. Il est vivant. Il rentre."
    Etienne, photographe de guerre, est dans l'avion, il revient au pays après plusieurs mois de captivité en Afrique ou en Orient (?). Plus tout à fait prisonnier mais pas encore libre, il n'ose croire à sa libération. Quand il comprend que c'est bien en France que l'avion va atterrir, déconnecté par l'isolement qu'il vient de subir, il est saisi d'appréhension à l'idée d'affronter la réalité d'un retour difficile à gérer.
    Pendant le vol qui le ramène vers la liberté il évoque ceux qui l'ont accompagné pendant sa réclusion et ceux qu'il avait laissés en partant et qu'il avaient convoqués pour habiter sa solitude et attendre la fin hypothétique de son épreuve.
    Et c'est tout naturellement au pays, dans le giron de la maison familiale qu'il part se reconstruire où Irène, sa mère, se met au piano pour lui dire avec les notes les mots qu'il n'est pas encore prêt à entendre. Il retrouve Enzo, l'ébéniste taiseux qui fait chanter le bois comme il fait chanter son violoncelle et Jofranka "la petite venue de loin" avocate à La Haye qui défend les femmes victimes de guerre. Le trio de leur enfance reconstitué, Etienne va peut-être pouvoir envisager de recommencer à vivre.

    Un roman sensible écrit dans la simplicité et la fraîcheur qui laisse au lecteur le temps d'entrer dans la solitude des personnages, dans leur révolte et surtout dans l'intime de leur ressenti. Le livre refermé, le lecteur est persuadé que l'otage n'est pas toujours celui que l'on pense et qu'au final, nous sommes souvent les otages intimes de ceux que nous aiment !


    "Avec Otages intimes, le questionnement était : quelle part de nous est toujours prise en otage ? Tous, nous sentons parfois qu'un territoire en nous reste inexploré, fermé. Ces espaces dont nous ne sommes pas libres appellent parfois. Il faut souvent ce qu'on nomme "une crise" pour y aller voir ... se risquer à découvrir."
              J.B.

    Actes Sud Août 2015 (192 pages - 18 80 €)

mercredi 30 septembre 2015

Délivrances de Toni Morrison


 
  "Délivrances", si le terme suggère, à juste titre, la possibilité d'un certain apaisement, Madame Morrison qui a reçu Le Prix Nobel de Littérature en 1993, n'a pas abandonné pour autant les thèmes chers à son coeur : le racisme, la soumission, l'enfance, la haine de soi...et la violence qui, plus en sourdine ici, n'en est pas moins présente et destructrice.
    Impossible de ne pas penser en commençant ce onzième roman de l'auteur à son premier livre publié en 1970 : "L'oeil le plus bleu" l'histoire de Pecola la petite fille noire qui rêvait d'avoir la peau blanche et les yeux bleus.

   L'histoire de Bride commence quand elle n'était que Lulla Ann, à sa naissance contée par sa mère : "Elle m'a fait peur, tellement elle était noire. Noire comme la nuit, comme le Soudan. Moi, je suis claire de peau, avec de beaux cheveux, ce qu'on appelle une mulâtre au teint blond, et le père de Lulla Ann aussi." Stupéfaction des parents devant cette "négrillonne" qui ne sera pour la mère qu'un fardeau bien porté, quant au père il prendra carrément la fuite.
     Pour l'armer contre les inévitables manifestations racistes dues à la couleur de sa peau, Sweetness élève sa fille avec sévérité. les marques de tendresse maternelle sont bannies de son éducation et l'enfant a toujours su que sa mère n'aimait pas la toucher ! A huit ans Lulla Ann par son témoignage fait condamner une institutrice perverse, quand sa mère, à la sortie du tribunal lui prend la main elle sait qu'enfin elle a gagné sa reconnaissance.
    Quinze ans après, elle choisit de se faire appeler Bride. Toujours vêtue de blanc pour accentuer sa beauté noire, c'est une femme "...saisissante. Plutôt effrontée et sûre d'elle." Une belle situation, un fiancé, Booker, bel homme dont elle est très éprise complète le tableau d'une réussite véritable revanche sur la vie qui, au départ, n'était pas forcément prometteuse pour elle.
    Mais parfois, le destin déraille : "T'es pas la femme que je veux." et Booker la quitte sans plus d'explications. La vie de Bride bascule et la réussite perd tout son sens. Rattrapée par un passé qu'elle a toujours voulu oublier, elle décide de partir à la recherche du fugitif.


    Comme à l'accoutumée, Toni Morrison fait la part belle aux femmes en leur donnant la parole, un seul homme participe au dialogue et encore lui faudra-t-il attendre la 3ème partie. Chaque personnage en apportant sa pierre à l'édifice fait avancer l'histoire. Construite en chapitres courts la narration gagne en intensité, nous bouscule ou nous émeut. L'auteur pose sur la société américaine contemporaine un regard lucide et réaliste sans aucune concession.

    Sweetness commence le roman par une naissance, elle le termine par l'annonce d'un enfant à venir. La boucle ainsi bouclée, elle peut s'adresser à sa fille :
    "Ecoute-moi. Tu es sur le point de découvrir les qualités qu'il faut, comment est le monde, comment il fonctionne et comment il change quand on est parent.
    Bonne chance, et que Dieu protège l'enfant."

    Gold Help the Child traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Christine Laferrière
    Christian Bourgois éditeur, 2015 (197 pages-18€)
  



jeudi 3 septembre 2015

La femme d'en haut de Claire Messud


    Nora Eldridge, célibataire de quarante-deux ans, est une personne ordinaire, transparente, obsédée à l'idée de se faire remarquer. Lucide quant à la médiocrité de sa vie trop bien réglée, elle dissimule la colère rentrée que génère, chez elle, la perspective d'un avenir sans espoir de changement.
    Institutrice compétente, adorée de ses élèves, c'est dans sa classe que débarque, un matin, le petit Réza Shahid. D'emblée, elle est conquise par l'enfant, "Exceptionnel. Adaptable. Compatissant. Généreux. Tellement intelligent. Tellement vif. Tellement gentil. Avec un tel sens de l'humour..." Une petite bagarre à la récréation amènera l'enseignante et la mère à se rencontrer. Pour Nora, c'est le coup de foudre. Séduite par l'enfant elle le sera aussi par la mère incarnation de la femme libérée, épanouie, séduisante et même séductrice qu'elle aurait aimée être. Siréna, artiste italienne créatrice d'installations lui rappelle qu'elle aussi avait des ambitions artistiques qu'elle a peu à peu abandonnées. Elle rencontrera , Skandar le père, universitaire d'origine libanaise, écrivain et conférencier notoire. Nora est fascinée par cette famille "idéale" dont elle avait rêvée et qu'elle n'aura jamais. D'autant plus fascinée que la famille Shahid lui ouvre les portes de son intimité et qu'immédiatement elle se sent adoptée ? Sentiment conforté quand Siréna lui demande de partager un atelier avec elle et d'assurer la garde de Réza quand le couple sera dans l'obligation de s'absenter. Sans retenue, Nora s'abandonne au bonheur de vivre ce dont elle a toujours rêvé même si ce n'est qu'un bonheur par procuration.






    Roman en trois parties d'intérêt inégal ! Les premières pages au rythme soutenu sont prometteuses et le malaise discret qui ne se met en place que très subrepticement peut ne pas intriguer le lecteur. La deuxième partie est longue et fastidieuse : la description des installations manque d'une concrétisation visuelle qui devient vite frustrante, quant à la narration des états d'âme de Nora elle frise parfois le bavardage. La violence de la dernière partie est sidérante et je l'aurais personnellement vécue comme un viol, comme la froide décision de trahir, de détruire sans possibilité de retour. Et pourtant...
    "... assez en colère, putain, pour, avant de mourir, pouvoir vivre.
    Vous allez voir ce que vous allez voir."

    Titre original : The wooman upstairs 2013
    Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par France Camus-Pichon
    Editions Gallimard 2014 (373 pages-21,50 €)

mercredi 26 août 2015

Les inoubliables de Jean-Marc Parisis


    A la recherche de documents sur la rafle du Vel' d'Hiv' de juillet 1942, une photo et sa légende sautent aux yeux de l'auteur : "Esther Schenkel a été arrêtée à la Bachellerie en Dordogne avec ses cinq enfants et a été déportée avec eux le 13 avril 1944 par le convoi n° 71 après l'exécution du père, Nathan (...). Coïncidence inattendue mais suffisante pour déclencher chez lui le désir impérieux d'enquêter et d'apprendre ce qu'il s'était passé pendant la guerre à La Bachellerie, berceau de sa famille où il revenait régulièrement séjourner chez ses grands-parents pendant les vacances scolaires.
    Sur le cliché cinq enfants, une fille et quatre garçons nés en Alsace, expédiés comme beaucoup d'autres dans ce coin perdu de Dordogne. Des réfugiés qui ont fait prendre conscience aux habitants qu'un autre monde existait au-delà des collines et que la guerre les avaient rattrapés. La guerre, apprendre à vivre avec ses exactions, ses miliciens, ses maquisards, la découverte de l'antisémitisme, la traque des juifs et leurs arrestation.
   Se documenter, entreprendre des recherches, interroger le silence des anciens (jamais son grand-père ne lui avait parlé de cet épisode), autant de raisons de retourner sur les lieux de son enfance et de retrouver, peut-être, des témoins ?
    Benjamin Schupack, rescapé de 80 ans acceptera de raconter lui qui à 14 ans a perdu tous les membres de sa famille gazés à Auschwitz et d'évoquer les nombreux autres disparus grâce au précieux journal que son père Jacques avait tenu pendant les événements.
    "Un saut dans le temps, puisque ces cinq enfants étaient morts, assassinés, dix-huit ans avant ma naissance. Le temps sépare moins que la vie."
    Toujours délicat de faire retour sur le passé, de se confronter à la fiabilité des souvenirs. Grâce à une enquête minutieuse Jean-Marc Parisis relate une tranche d'histoire d'une crédibilité indiscutable. Récit qui m'a d'autant plus touchée que les lieux évoqués ne me sont pas totalement étrangers, que la guerre est inscrite à jamais dans ma mémoire, m'a étonnée d'avoir pu ignorer que la Dordogne fût, elle aussi, le théâtre du massacre et de la déportation de réfugiés juifs.
    D'une écriture évocatrice il fait la part belle aux lieux et aux hommes. La beauté et le réalisme de ses descriptions effacent les ans passés et le lecteur devenant témoin se porte ainsi garant du souvenir de tous ceux qui sont partis et qui doivent rester 'Inoubliables".

    
    Editions Flammarion 2014 (225 pages-18€)

jeudi 13 août 2015

La lumière des étoiles mortes de John Banville


    Irlandais né en 1945, l'auteur décide à 17 ans de quitter son village natal et d'arrêter ses études. Il travaille dans une compagnie aérienne, voyage beaucoup puis décide de se consacrer à l'écriture. En 1970, il publie un premier recueil de nouvelles, de nombreux ouvrages suivront (Athéna, Impostures, Eclipse etc...). En 2005, "La mer" couronné par le Booker Prize le propulse au rangs des grands écrivains de langue anglaise. Il vit désormais à Dublin où il travaille sa prose huit heures par jour. Romancier et scénariste il écrit aussi des romans noirs sous le pseudonyme de Benjamin Black.

    Alexander Cleave, la soixantaine bien entamée, partage avec sa femme Lydia l'immense chagrin de la perte de leur fille qui s'était suicidée à 27 ans en Ligurie. Acteur de théâtre confirmé il a fini par accepter d'interpréter au cinéma le rôle d'Axel Vander homme de lettres qui lui semble être "un oiseau extrêmement étrange". Face à la nouvelle orientation de sa carrière, il se remet en question, se souvient de son passé d'acteur et...d'adolescent, quand il avait 15 ans et que Billy Gray était son meilleur ami.
    "Billy Gray était mon meilleur ami et je suis tombé amoureux de sa mère. Amoureux est peut-être trop fort, mais je ne vois pas de terme plus faible qui convienne. Tout ça s"est passé il y a un demi-siècle. J'avais quinze ans et Mme Gray trente-cinq. Ce sont des choses qui se racontent volontiers, puisque les mots n'ont aucun complexe et ne sont jamais surpris..."
    "La lumière des étoiles mortes" est un récit à la première personne. Alexander nous conte l'histoire de sa liaison qui a vécu l'espace d'un été dans l'enchantement de la découverte, la crainte d'être surpris et le sentiment exacerbé de vivre des moments d'autant plus fous qu'ils sont totalement interdits.
    Ces épisodes primesautiers sont régulièrement interrompus par des retours à la réalité quand Alexander est rattrapé par la vie, ses aléas, ses problèmes et son chagrin. Et ce n'est pas l'équipe et le tournage du film qui lui apporteront l'apaisement qu'il attend.





    Ce récit est essentiellement une réflexion sur la mémoire, sa fiabilité et ce que nous en faisons. Notre passé : "quelque chose dont nous croyons nous rappeler mais que, en réalité nous fabriquons." L'auteur est d'autant plus crédible qu'il prend son temps, approfondit, analyse avec une telle minutie que certains pourraient la prétendre exagérée. Il cerne les personnages au plus près, détaille, précise ce qui donne à son écriture une densité qui ne tient qu'à lui. La poésie n'est pas exclue et l'humour toujours au rendez-vous : ces portraits sont d'une réalité percutante, incisifs et drôles.
     Une réflexion sur l'homme qui n'en finit pas de grandir !

   "...En quel royaume dois-je croire, lequel dois-je choisir ? Aucun, puisque tous mes morts sont tous vivants dans mon coeur, moi pour qui le passé est un présent lumineux et éternel ; vivants pour moi et néanmoins disparus, sinon dans le fragile au-delà de ces mots."

    Editions Robert Laffont 2014 Traduit de l'anglais (Irlande) Par Michèle Albaret-Maatsch
346 pages-21,50€ Prix Prince des Asturies 2014
Titre original Ancient light 2012.

samedi 1 août 2015

Nous sommes tous morts de Salomon de Izarra

    " Ils  sont tous morts... Les cadavres de ceux que nous n'avons pas réussi à manger pourrissent patiemment dans la cale, entassés les uns sur les autres. Je l'ai d'ailleurs fermée à double tour, on ne sait jamais. Je crois que je suis perdu. Oui, je suis perdu."

    Un baleinier norvégien, La Providence, le bien-nommé pour ses marins (?), part en campagne de pêche. Deux jours après avoir quitté le port, le bateau essuie une tempête effrayante, du jamais vu disent les marins qui peinent à faire front pour maintenir le bateau à flots. Contents de s'en être à peu près bien sortis, ils vont très vite déchanter et réaliser qu'ils se retrouvent sur un bateau prisonnier des glaces. Erreur de navigation, dérèglement climatique, aucune explication plausible pour un phénomène incontrôlable : une glace qui progresse inexorablement pour peu à peu tout envahir et paralyser les hommes. Ils réalisent qu'ils sont pris au piège. Le capitaine s'enferme dans sa cabine, perd la raison et c'est Nathaniel Nordnight, le second, qui prend le commandement. "Nous sommes tous morts", si le titre ne laisse aucune illusion au lecteur, il incite Nathaniel à tenir un journal de bord qui sera miraculeusement retrouvé.
    Les avis sont partagés et certains n'hésitent pas à comparer l'auteur à Melville, Lovecraft, Stevenson ..., je ne me permettrai pas d'en juger, ce sont des écrivains que je ne fréquente pas (peut-être à tort). Personnellement j'ai fait le rapprochement avec "La route" de Cormack McCarthy : certes, la situation est différente, les personnages évoluent sur une terre dévastée, couvertes de cendres. La glace, les cendres, deux mondes où l'homme n'a plus sa place, où l'instinct de survie prime sur son jugement égaré où la folie le régresse vers une anthropophagie programmée.

    "Ils gardaient tous les yeux baissés, honteux de m'entendre exprimer leurs inavouables désirs. La faim leur faisait aussi perdre la raison et ils réalisaient que l'attachement à la vie brisait les tabous les plus sacrés."

    Mais encore faut-il avoir l'art et la manière pour aborder un tel concept. Je crois que la délicatesse n'est pas une notion essentielle chez l'auteur. A vouloir trop en faire, il a perdu de sa crédibilité et ses personnages me paraissent manquer de consistance. Certaines précisions culinaires sont à mon avis superflues et même déplacées. (J'ai craint un moment me retrouver sur "Marmiton.com"). Déplacée aussi la dédramatisation de ce cannibalisme "ordinaire" qui semble vouloir afficher une tentative d'effacement des tabous ancestraux. Du fantastique qui manque d'intérêt, de profondeur et totalement dénué d'émotion. Dommage, le style n'est pas sans talent.
    Un premier roman qui laisse à l'auteur la possibilité de nous séduire avec une prochaine publication.

    Editions Payot & Rivages 2014 (132 pages-15€)



mardi 21 juillet 2015

Carambole de Jens Steiner

    Jeune auteur né en 1975 à Zurich, Jens Steiner a reçu pour Carambole son deuxième roman, le premier traduit en français, le prestigieux prix littéraire suisse, le Schweizer Buchpreis en 2013.
    Douze chapitres, douze "rounds" juxtaposés nous content l'histoire d'une journée ordinaire dans un village suisse écrasé par la chaleur estivale qui plombe l'atmosphère et maintient les villageois dans l'indolence et l'attente du moindre incident qui viendrait rompre la monotonie de cette journée : les enfants se traînent, les adultes se cherchent et s'évitent, s'observent et ressassent de vieux souvenirs et des regrets dans un immobilisme qui engourdit les consciences.
    Et pourtant, une star du tennis a disparu, un SDF est retrouvé mort, une explosion se produit, une mère part avec son fils, un flirt se termine mal.
    "...je ne regarde pas comme il faut, voilà pourquoi tout reste silencieux."
     Des chroniques qui se croisent, des personnages qui semblent ne rien avoir en commun, qui disparaissent, reviennent en sourdine, à l'arrière plan, des liens qui deviennent évidents et les pièces du puzzle commencent à se mettre en place.
    Douze récits, douze regards différents ! Une construction innovante où l'auteur réclame du lecteur attention et persévérance en l'invitant à glaner au fil des pages les indices par lui "éparpillés" et indispensables à la reconstitution du kaléidoscope.
     "... il y percevrait la plainte du village, qui lui dirait qu'il est en train de perdre son âme, car bientôt il n'y aura ici plus personne en attente d'un début ; au lieu de cela, il n'y aura plus que des débuts, et on oubliera ce que l'attente signifie, or l'attente est l'âme du village, l'attente de rien et de tout, l'attente qu'il se passe enfin quelque chose."





   Editions Piranha 2014 traduit de l'allemand (Suisse) par François Mathieu avec la collaboration de Régine Mathieu. (189 pages-17€)

 

mercredi 8 juillet 2015

Amours de Léonor De Récondo

    De bonnes critiques et un accueil chaleureux du public m'avaient laissée espérer autre chose de ce roman qui m'a terriblement déçue. Aucune envie de m'investir dans cette histoire ancillaire début XXème siècle, aucune curiosité pour ce scénario qui, dès les premières pages, se révèle totalement prévisible. C'était sans compter avec le talent de l'auteure qui sait capter et retenir l'intérêt du lecteur.
    Avec un réalisme convaincant elle décrit la vie étriquée d'une petite ville provinciale, la maison bourgeoise du notaire où évoluent maîtres et serviteurs prisonniers de leur condition sociale. Elle avait surtout éveillé ma curiosité : j'avais très envie de savoir comment elle mettrait au goût du jour et de quelle façon elle terminerait ce que je considérais comme un vulgaire "remake" d'un roman d'une époque révolue !
 
    Anselme et Victoire de Boisvaillant occupent évidemment les parties nobles de la maison, Céleste, la jeune bonne, se contente d'une chambre rudimentaire au dernier étage, quant à Pierre et Huguette, le jardinier et la cuisinière, ils habitent une dépendance dans le parc.
    Quand le désir le taraude Anselme de Boisvaillant escalade l'escalier du dernier étage pour aller sans vergogne et sans un mot mais avec brutalité "besogner" Céleste qui, il en est certain, n'oserait jamais se rebeller. Son forfait accompli, il se rhabille au plus vite, regagne son étude et se met au travail. Pendant ce temps, Victoire dort en toute innocence dans ses draps de dentelle sans savoir qu'elle vient d'échapper à "l'instant de l'enchevêtrement immonde, comme elle l'appelle." Enchevêtrement d'autant plus inutile que son ventre semble atteint d'une inquiétante stérilité. Ce n'est pas le cas de Céleste qui ne tarde pas à se retrouver enceinte des oeuvres du maître de maison !
   Je vous laisse découvrir le cheminement et la réaction des personnages face à la situation. C'est de Victoire que viendra la solution :
    "Eh bien, Anselme, tu viens d'avoir la preuve que tu n'es pas si stérile! Evitons le scandale. Gardons cet enfant, il sera le nôtre. Ne chassons pas Céleste, laissons-la nous donner sa progéniture. Elle nous remerciera de donner un avenir à cet enfant, à notre enfant. Mais jusqu'à nouvel ordre ne t'approche pas de mon lit !"
    Le désir d'enfant n'est pas toujours suffisant quand l'instinct maternel est absent. Victoire en fait le difficile apprentissage. Et pourtant, c'est grâce au bébé qu'elle découvrira l'amour et la sensualité. Une révélation d'autant plus forte que l'aventure frappée d'interdit est carrément scandaleuse pour l'époque.
   L'écriture est rythmée, sensuelle quand elle évoque les corps celui de la femme en particulier qu'elle sait si bien magnifier. L'auteure évite avec raison de tomber dans un mélo qui ne fait qu'affleurer, plus accentué il aurait discrédité son propos.

    Sabine Wespieser Editeur 2015 (276 pages- 21€)

mardi 2 juin 2015

Jules de Didier van Cauwelaert

    Hé non ! Ce n'est pas "l'histoire d'un mec" puisque Jules est un ... chien, un peu particulier, le fidèle compagnon d'Alice. Il est ses yeux puisqu'elle est aveugle, son guide, son gage de liberté. Jules est très doué et l'osmose du couple qu'il forme avec sa maîtresse est particulièrement remarquable.
    Zibal génie de l'invention, spolié par sa femme qui s'est accaparé le brevet qu'il avait déposé, se retrouve vendeur de macarons à l'aérogare d'Orly. Alice en partance pour Nice où elle doit subir une opération des yeux s'arrête à son stand. Coup de foudre ! "...c'était une aveugle particulièrement voyante qui faisait bien davantage envie que pitié." Au moment de l'embarquement, Zibal sauvera Jules d'un voyage dans la soute que voulait lui imposer un employé ignorant le règlement qui autorise les chiens guides à rester en cabine.
    L'opération réussit, Alice retrouve la vue et doit laisser  Jules partir vers un autre aveugle, ainsi le veut le règlement. Si Alice comprend et accepte la mort dans l'âme, Jules se révolte et sait très bien le montrer à sa façon. Pour lui commence une vie de révolte et c'est à Zibal qu'il demandera de l'aide.
               "Une femme qui se cherche
                 Un homme qui se perd
                 Un chien qui les trouve...
                 Un livre qui rend heureux."
    Rien à ajouter à la formule de l'éditeur ! Si ce n'est que ce livre respire la tendresse, le bonheur et l'optimisme. Les personnages sont sympathiques, le chien craquant, un tantinet cabotin et c'est pour ça qu'on l'aime. L'idylle amoureuse programmée est sans surprise contée avec humour et légèreté. Si l'auteur verse parfois dans la guimauve, le lecteur ne boude pas pour autant son plaisir et se laisse volontiers séduire par ce moment de lecture réjouissant.

    Editions Albin Michel 2015 (278 pages-19,50€)

samedi 9 mai 2015

A l'origine notre père obscur de Kaoutar Harchi

    "A l'origine notre père obscur" est le troisième roman de cette française, d'origine marocaine, née à Strasbourg en 1987. Il fût précédé en 2009 de "Zone cinglée" (Ed. Sarbacane) et de "L'ampleur du saccage" en 2011 publié chez Actes Sud.
    Une histoire intemporelle sans lieu, sans date où les personnages n'ont pas d'identité :
    "... une maison sans la moindre trace de couleur où règne le silence des cimetières, l'obscurité des forêts, une maison entourée d'un terrain vague, construite à l'écart de la ville par des hommes aidés de femmes dans le but d'isoler d'autres femmes, la maison des délits du corps où l'on ne châtie ni ne violente, où on rééduque, jour après jour, au risque d'y passer des années, par la seule force de l'enfermement.
    Il faudrait dire : l'emmurement."
    Le Père... absent, la Mère omniprésente et absente à la fois qui se "désagrège" peu à peu et sombre dans la folie. La fille née dans cette maison y a grandi redoutant les caresses envahissantes de ces femmes en mal d'enfant, quémandant celles que sa mère est devenue incapable de lui donner. La Fille spectatrice involontaire de vies que, les années passant, elle finira par comprendre et dont elle se fera la narratrice.
    Une prison sans barreaux et sans geôliers. Les traditions, les règles familiales sont les garants de leur obéissance et de leur passivité. Pas une seule de ces femmes n'oserait ouvrir la porte et s'en aller. Tous les jours chacune espère, sans révolte, l'hypothétique pardon qui mettrait fin à sa réclusion.
    Le temps passe et la Fille se révolte devant l'ambigüité de l'attitude des femmes, "... car il y a en la Mère, comme en chacune des femmes qui vit ici, une forme de complaisance à être enfermée, à être punie sans réelle raison, dans leur chair, dans leur âme, à être humiliée de la sorte..." Les preuves ne sont pas nécessaires, la calomnie a force de loi et la famille condamne sans appel. Les femmes punies aujourd'hui condamneront peut-être d'autres femmes demain. "Celles qui, vous savez, maintiennent vivante la tradition avec un tel engagement, une telle fougue, qu'on les croirait être des hommes."
    Bouleversée par la souffrance et le désarroi de sa mère, quand celle-ci meurt la Fille quitte la maison pour aller vivre dans la maison du Père sans oublier de remercier la Mère : "Merci de m'avoir appris, en m'aimant de si loin, en m'aimant si peu, en m'aimant si mal, à devenir ma propre mère, à m'aimer moi-même." Viatique précieux pour affronter la noirceur du monde qui l'attend.
    Performance de l'auteure qui avance par petites touches, les phrases parfois brèves accentuent le rythme du récit et lui confèrent un sentiment d'urgence qui plonge le lecteur au sein du choeur "antique" des femmes muselé par les non-dits. Un choeur qui chuchote, crie, hante les lieux du bruit des portes qui se ferment sur les corps devenus prisons et symboles de leur misère. L'introspection subtile, habilement menée piège totalement le lecteur qui accompagne la Fille jusqu'au bout de sa terrible histoire.
    "Mais la bouche du Père est restée close et toute la vie, qui vient de si haut, qui vient du ciel, ce sera ce silence."

     Editions Actes Sud 2014 (164 pages-17,80€)


vendredi 8 mai 2015

Le dernier voyage !

    Aujourd'hui, tu aurais eu 90 ans ! Quelle fiesta nous aurions pu faire. Mais tu l'avais déjà eu ton plus bel anniversaire le 8 mai 1945 avec l'armistice en cadeau pour tes 20 ans : la fin de la guerre fêtée en Allemagne où tu étais parti avec la Division De Lattre de Tassigny raccompagner l'occupant chez lui. Je sais que pour toi ce fût une journée mémorable au souvenir un peu embrumé par les vapeurs d'alcool !
    Apaisée mais non résignée par ces 18 années de solitude je n'accepte pas encore que tu aies dû embarquer sans moi pour cette ultime traversée.
    Je me console en constatant que nous avons eu de la chance parce que, si le bateau a essuyé quelques tempêtes, nous avons toujours su et pu redresser la barre. Et que tu le veuilles ou non, tu   m'accompagneras jusqu'au bout de mon voyage.

    J.M.



mercredi 22 avril 2015

Berlinoise de Wilfried N'Sondé


    Un auteur justement remarqué en 2007 avec "Le coeur des enfants léopards", l'histoire d'un garçon abandonné par son premier amour qui sombre dans l'alcool et commet l'irréparable. En garde à vue, dans sa cellule, il dialogue avec ses ancêtres africains, évoque leur héritage et ce qu'il en reste pour lui qui vit désormais en région parisienne.
    En 2012, dans "Fleur de béton" Rosa Maria rêve de vacances, pleure son frère retrouvé mort sur un parking, craint les raclées de son père malade du chômage et ne peut que subir le climat de la Cité qui se dégrade et l'inéluctable montée de la tension.
    2015, "Berlinoise", le monde n'a d'yeux que pour Berlin et son mur qui tombe dans l'allégresse générale. C'est le lieu où il faut être pour vivre l'événement en direct. Stan et Pascal, arrivés le 30 décembre 1989, sont emportés par la folie délirante de la ville. C'est là que Stan remarque Maya une fille "à la peau brune et aux yeux vairons", ils ne se quitterons plus. Les garçons décident de rester à Berlin, de fonder un groupe avec Clémentine percussionniste accomplie quand Maya continue de s'adonner à la peinture.
    A l'enthousiasme de vivre des instants exceptionnels s'ajoutait l'illusion de faire table rase du passé, de participer à la construction d'un monde nouveau dans un esprit de tolérance et de liberté. Maya qui venait de Thuringe en RDA pensait "réinventer sa vie" et être promise au plus beau des avenirs.
   Portés par l'ambiance qui exacerbe les possibles, Maya et Stan vont vivre une aventure amoureuse hors du commun : "Notre amour était un sentiment, mais aussi une ineffable et quasi spirituelle communion de nos corps dont nous savions jouir de manière très naturelle, presque inconsciemment." Mais peu à peu l'euphorie va retomber et faire place à une réalité qui ne tenait pas ses promesses, "...car Berlin déraisonnait et allait dans tous les sens, la ville se cherchait et perdait parfois la tête." Les illusions s'estompent et Maya, l'idéaliste, préfèrera la fuite au naufrage de ses rêves.

    Récit où poésie et sensualité priment et chantent Maya et Berlin, la femme et la ville, toutes deux symboles de l'utopie d'un peuple, de l'accession de sa jeunesse à la politique suivies d'une profonde désillusion. Un art consommé du portrait rend les personnages omniprésents et familiers accompagnés parfois d'une musique que l'auteur connaît si bien. Ce roman est aussi une superbe aventure amoureuse contée, sans retenue, dans un style imagé au plus près des sensations.

Réponse de W.N. à l'interrogation sur son attachement à ses racines congolaises.
     "Je ne suis pas un arbre. Mes racines sont là où je suis. Né au Congo en 1989, j'ai vécu en France ma jeunesse et aujourd'hui je vis à Berlin. L'origine d'un être humain n'est pas un lieu. Je viens du ventre de ma mère. On n'a pas de racines, on n'est pas des plantes. L'histoire de l'homo sapiens est une histoire d'errance. J'ai reçu un héritage et un héritage, on peut l'accepter ou le refuser."
Saint-Malo 2012 Festival Etonnants Voyageurs

    Editions Actes Sud 2015 (172 pages-18€)


jeudi 26 mars 2015

Goat Mountain de David Vann


    

    Non, décidément, les romans de David Vann ne sont pas de longs fleuves tranquilles. L'auteur aime les décors inhabituels, inaccessibles où les personnages confrontés à un environnement hostile, à des événements qui dérapent sont propulsés dans des situations qu'ils ne sont pas en mesure de maîtriser.
Souvenez-vous :
    "Sukkwan Island", une île sauvage du sud de l'Alaska où Jim, accompagné de son fils de 13 ans, décide de vivre un an dans une cabane perdue au fond de la forêt.
    "Désolations", un couple sur l'instigation du mari part construire une cabane sur un îlot battu par les vents et le froid.
    "Impurs", dans une demeure familiale d'une vallée centrale de la Californie, une mère et son fils s'affrontent tout un été caniculaire.
    "Goat Mountain" ne fait pas exception. Un ranch de deux cent cinquante hectares, un lieu de montagnes, de vallées, de chemins et de pistes plus ou moins carrossables où alternent forêts de pins et de chênes, prairies et pentes envahies de broussailles limitant la vue et les déplacements.
    Automne 1978, comme chaque année, les hommes y partent pour une battue de quelques jours : le grand-père, énorme force de la nature, peu bavard mais à la parole tranchante et incontestée, le père toujours inféodé au patriarche accompagné de son fils de 11 ans et de Tom, un ami de la famille. Sur ces terres vierges de toute présence humaine, ils sont venus chasser le cerf avec la ferme intention de ne pas rentrer bredouilles et pour l'enfant l'espoir d'abattre son premier animal et d'accéder ainsi au statut "d'adulte".
    Très vite, les quatre chasseurs découvrent qu'ils ne sont pas seuls quand ils aperçoivent au loin un braconnier qui s'est introduit sur leurs terres. Le père règle la lunette de son fusil pour observer l'intrus et invite son fils à venir faire de même. L'arme dans les mains, le doigt sur la gâchette, l'enfant tire. La situation devenue irréversible perturbe peu à peu le comportement des quatre protagonistes, réveille les instincts primitifs et les consciences, vire à l'affrontement intergénérationnel et transforme la fin de leur séjour en cauchemar.

    L'écriture est rapide, hachée, haletante mais elle prend le temps d'être précise rendant à la nature  sa beauté sauvage, ses pièges et son emprise sur l'homme surtout quand elle libère la violence et la part d'animalité cachées en lui.
    C'est l'enfant qui raconte le long chemin de son parcours initiatique en quête d'une identité qui se construit dans la violence marquée par la culture et les traditions. Ses nombreuses références à La Bible, à Jésus, au jardin d'Eden, à la faute originelle cherchent-elles une explication, une excuse, un pardon à son geste, à l'ivresse que donne le pouvoir de tuer ?

    Ce n'est pas une histoire de tout repos. Quand le rythme s'accélère, l'urgence se fait palpable, le groupe éclate, l'hostilité augmente et l'issue devient totalement imprévisible. Malgré certaines scènes éprouvantes, le lecteur reste fasciné, aimanté par la beauté qui se dégage de certaines pages. C'est bien là le talent de l'auteur, nimber l'horreur d'une pointe de poésie !
    N'oublions pas de replacer ce drame dans son contexte, celui où les enfants apprennent à manier un fusil, fût-il de chasse, dès leur plus jeune âge.

    "...Ce roman consume les derniers éléments qui, à l'origine, m'ont poussé à écrire : les récits sur ma famille et sa violence. Il revient également sur mes ancêtres cherokees, et leurs interrogations lorsqu'ils furent mis face à l'idée de Jésus." D.V.

    Titre original Goat Mountain 2013
    Editions Gallmeister 2014, traduit de l'américain par Laura Derajinski (248 pages- 23€)





samedi 7 mars 2015

Le septième jour de Yu Hua

    "Par un épais brouillard, je suis sorti de la maison que je louais, et j'ai divagué dans la ville irréelle et chaotique.Je devais me rendre dans cet endroit qu'on appelle funérarium, et qu'on appelait jadis le crématorium. On m'y avait convoqué, avec obligation de me présenter là-bas avant 9 heures du matin, ma crémation étant prévue pour 9h30."

    Etonnant début pour aborder l'oeuvre d'un écrivain que je découvre à son...dixième roman. Rien de macabre dans ce livre, juste une réflexion sur le destin des hommes et sur le sens de la mort. Rien de morbide non plus, c'est le moyen détourné que l'auteur a choisi pour célébrer la vie.
    Le titre qui renvoie à la création du monde selon la Bible rythme le déroulement de l'action sur sept jours. Une critique sociale et politique sous-jacente et discrète ancre le récit dans la réalité de la Chine d'aujourd'hui.
    Au lecteur d'accepter de suivre les personnages qui évoluent de l'autre côté de la vie et perdent peu à peu leur aspect humain pour se transformer en squelettes plus ou moins décharnés.

    Yang Fei meurt brutalement dans une explosion. Seul, il arrive de l'autre côté, dans un "no man's land" où il va errer pendant sept jours trop pauvre pour se payer une sépulture. Il déambule dans ce monde au milieu des êtres qui comme lui sont en attente d'une incinération impossible. Il espère y retrouver son père brutalement disparu : très vieux et malade, il s'était "évaporé" pour ne pas peser sur la vie de son fils.
    Au long de ses déambulations il retrouve d'anciennes connaissances et ils s'empressent tous de "rejouer" ce qui n'est que la parodie de leur vie sociale d'avant. Cette parodie basée uniquement sur le faire-semblant aide Yang Fei à comprendre et oublier les souffrances de son existence et à trouver une signification à sa vie passée dans une atmosphère de calme et de sérénité.

   Très beau cheminement, sensible témoignage  qui tout en restant lucide sur la Chine actuelle est empreint d'une grande douceur et de beaucoup de poésie. Un travail de mémoire sans une once d'esprit revanchard, un immense hommage à la vie qui laisse au lecteur, quand il referme le livre, un incroyable sentiment d'apaisement.

"...Moi-même, j'écris pour garder une trace du monde, pour transmettre la réalité actuelle aux lecteurs à venir." Yu Hua
  (cité par Marine Landrot-télérama 17/12/2014)

   2013- Actes Sud 2014 traduit du chinois par Angel Pino et Isabelle Rabut

lundi 16 février 2015

Un pays pour mourir d'Abdellah Taïa

    Venus en France chercher un pays pour vivre, ils n'ont trouvé qu'une ville froide, Paris, à "la bourgeoisie bien étriquée, trop fière de sa culture et toujours bien contente d'elle-même", où les émigrés arabes et musulmans peinent à trouver leur place quand ils ne succombent pas aux regrets et au désespoir.

    Zahira avait fui le Maroc pour se soustraire à l'emprise d'une mère, "dictatrice épanouie, en majesté", qui avait refusé qu'elle se marie avec Allal le marocain à la peau noire. Elle est hantée par les souvenirs de son père, qui avait fait l'Indochine, de sa soeur Zineb qui rêvait d'aller en Inde et qui a disparu. A Paris elle continue, comme au Maroc, à se prostituer, c'est le seul travail qu'elle sait faire.
    Aziz vient d'Algérie bien décidé à subir l'opération qui fera de lui une femme, le rêve du petit algérien qui ne s'est jamais senti un garçon. Lui aussi fait commerce de son corps, sans retenue, pour accéder à l'indépendance financière nécessaire à son projet.
     Motjaba, révolutionnaire iranien écrit une longue lettre à sa mère où il lui explique pourquoi il a dû quitter son pays : homosexuel, correspondant de The Guardian, participant à la manifestation de 2009, sa présence est indésirable en Iran.
    Les trois destins se croisent et se nouent, Zahira en est le lien. Prostituée au grand coeur, elle écoute les doutes et les peurs d'Aziz et lui trouve un nouveau prénom . Et, quand après l'intervention, Zannouba-Aziz attend une transformation qui tarde à venir, elle tempère son impatience et calme ses angoisses. C'est elle qui, en toute simplicité, recueille Motjaba pendant le mois de ramadan.

    Avec un profond respect de ses personnages, l'auteur de ce roman intimiste dépeint dans un contexte social difficile, parfois sordide des compagnons de misère et de solitude qui se demandent si, enfin, ils auront une deuxième chance et si, un jour, il leur sera possible d'apprendre à mourir.
    Des moments drôles, de l'humour, de la tendresse, beaucoup de rêves, quelques pages d'un surprenant hommage à Isabelle Adjani parce qu"elle est algérienne comme toi et moi" font de ce roman réaliste une oeuvre terriblement attachante.


    "...Paris est ma cité, mon royaume, mon chemin. C'est là que je voulais venir. Fuir, grandir. Apprendre libre le monde. Marcher sans peur et partout. Marcher. Encore marcher. Devenir pute.Officiellement. L'assumer. C'est là que je veux mourir. C'est là que je veux écrire mon testament..." (Zannouba-Aziz) 

     Editions du Seuil 2015 (164 pages-16€)

      



dimanche 1 février 2015

Soumission de Michel Houellebecq

    François, la quarantaine, est le narrateur de ce roman. Grâce à sa thèse sur J.K. Huysmans dont il est devenu le spécialiste, il occupe depuis plusieurs années un poste de maître de conférences à Paris III- Sorbonne. Il a entamé sa carrière d'enseignant sans vocation et sans enthousiasme, s'est installé dans une vie marquée "par son uniformité et sa platitude prévisibles". De temps en temps il publie des articles toujours appréciés et rompt la monotonie des jours en draguant les étudiantes pour d'éphémères relations amoureuses qui se terminent quand arrivent les vacances d'été.
    2022, fin du deuxième mandat de François Hollande. Aux élections présidentielles le parti de la Fraternité Musulmane a toutes ses chances. Son leader Mohammed Ben Abbes, modéré, soucieux de "présenter l'islam comme la forme achevée d'un humanisme nouveau et réunificateur" devient président.
    Confronté au changement de politique au sein de l'université, François va devoir renoncer ou choisir de s'y adapter. Après quelques escapades en province, il rentrera à Paris sans avoir pris de décision.

    Chaque publication de Houellebecq est un événement littéraire particulièrement attendu !
    Les attentats de Charlie Hebdo et de l'Hyper Cacher, l'ampleur de l'élan de solidarité qui a suivi ont changé la donne. Coïncidence défavorable pour "Soumission" qui risque de porter à confusion, d'être accusé de provocation et qui oblige l'auteur à prendre la sage décision d'en arrêter momentanément la promotion.
    Tout a été dit sur ce roman : islamophobie, incitation au terrorisme ! Je n'ai personnellement rien vu de tel. Mais j'ai lu une formidable fable satirique, certes désenchantée, écrite par un professeur de faculté pessimiste en diable, plus enclin à se laisser porter par les événements qu'à envisager  la révolte et la protestation.
    Jamais de jugement, un constat réaliste des milieux médiatique, universitaire, intellectuel qui cache derrière une forme de complicité qui se garde bien de dire son nom, une passivité et une lâcheté achetées par des arguments éminemment convaincants pour certains.

   
    Un roman d'anticipation ? Pas uniquement ! Un écrivain qui "sait" élever le débat en s'appuyant sur de solides références philosophiques et littéraires, qui continue, à l'ombre d'une constante provocation désabusée, l'élaboration d'une oeuvre que je trouve toujours aussi passionnante.
  
    Editions Flammarion 2015 (300 pages-21€)


jeudi 22 janvier 2015

Bain de lune de Yanick Lahens

    "Après une folle équipée de trois jours, me voilà étendue là, aux pieds d'un homme que je ne connais pas. Le visage à deux doigts de ses chaussures boueuses et usées. Le nez pris dans une puanteur qui me révulse presque. Au point de me faire oublier cet état de douleur autour du cou, et la meurtrissure entre les cuisses. Difficile de me retourner. De remonter les jambes. De poser un pied par terre avant que l'autre suive. Pour franchir la distance qui me sépare d'Anse Bleue."

    Sur la plage, une femme rejetée par la mer, un homme qui la regarde... Qui sont-ils ? Au cours de chapitres intercalés dans le récit, l'inconnue revient se confier et dévoiler au lecteur certains moments de sa vie pendant que l'auteur, retranché derrière ce "nous" anonyme, raconte, sur quatre générations, la saga de deux familles en Haïti. Les Lafleur simples pêcheurs et paysans du petit village d'Anse Bleue, et les Mésidor propriétaires et seigneurs des hautes terres. Deux lignées qui, parce qu'elles n'ont rien en commun, n'auraient jamais dû se rencontrer.
    "Toujours est-il que, dans ce jour naissant, à Ti Pistache, non loin d'Anse Bleue, village de tuf, de sel et d'eau adossé au pied de hautes montagnes d'Haïti, Tertulien Mésidor, seigneur de son état, eut le sang fouetté à vif à la vue d'Olmène Dorival, paysanne nonchalamment accroupie à même ses talons face à un panier de poissons, de légumes et de vivres, dans un lointain marché de campagne." 
    Entre cet homme d'une soixantaine d'années et cette jeune fille de seize ans le coup de foudre est réciproque et la liaison bien vite consommée. Installée dans une case construite à son intention, après quelques années, la vie rêvée devient un cauchemar obligeant Olmène à prendre une décision sans possibilité de retour.
    C'est pendant cette période, de 1950 à 1980, que s'amorce le déclin de l'île, précipité par la dictature de François Duvalier soutenu par les exactions des tontons macoutes. Le pays court à sa perte, rongé par la politique et l'opportunisme d'une caste de profiteurs menés par "l'homme au chapeau noir et grosses lunettes". La sècheresse appauvrit les terres, en mer le poisson se raréfie et la misère s'installe. Les familles se déchirent quand les enfants pour sauver leur peau s'expatrient, quand les fils leurrés par un semblant de pouvoir vont grossir les rangs des tontons macoutes.
    Une période qui couvre la vie d'Orvil, le père d'Olmène, un des derniers chefs de "lakou", gardien de la culture vaudou qui décide un jour que"le plus simple pour lui était de partir.
    C'est ce qu'il fit un matin de mai 1982, entre la petite et la grande saison des pluies...
    Avec la mort d'Orvil, tout Anse Bleue eut le sentiment que c'était un monde qui s'effaçait. Le vieux monde. Qu'Orvil nous laissait dans une confusion encore plus grande et un désordre rampant comme une couleuvre madelaine, se répandant comme une maladie contagieuse."

  
      Une écriture qui sert admirablement le récit : une pointe d'exotisme pleine de charme quand l'auteur émaille le texte d'expressions locales savoureuses, un érotisme discret, une touche de poésie mais surtout un rendu sans concession et sans misérabilisme de la lutte d'un peuple contre la dictature mais aussi contre une nature et ses colères qui anéantissent son île. Pour eux, tout est question de survie !

  "Abner est bien plus grand que nous tous. Il est le seul à m'accompagner dans la nuit. A prendre avec moi ces bains de lune. A goûter la sauvage beauté, le violent mystère de la nuit."

    Sabine Wespieser Editeur 2014 (273 pages-20€)

                                                                                         
                                                                                                                                                                                

mercredi 7 janvier 2015

La pluie ébahie de Mia Couto

    "L'accordeur de silences","Poisons de Dieu, remèdes du diable", "La pluie ébahie", j'aime les titres de Mia Couto. Ils suscitent la curiosité, incitent le lecteur à aller voir ce qui se cache derrière les mots et, je l'avoue, ses romans ne m'ont jamais déçue.

    L'auteur nous propose ici un conte que certains pourraient qualifier de philosophique, alors mettez-vous au diapason de ce jeune garçon qui raconte l'événement inhabituel qui inquiète et perturbe les habitants de la petite ville de Senaller :
    "... la pluie avait perdu son chemin."
    "... c'était une pluie mince en suspens, flottant entre ciel et terre. Légère, ébahie, aérienne. Mes parents appelèrent ça un "pluviotis". Et ils rirent, amusés par le mot. Jusqu'à ce que le bras de grand-père se dresse :
    -Ne riez pas si fort, la pluie est en train de dormir..."
    Mais la pluie oubliait de tomber, la rivière s'asséchait, le puits se tarissait et chacun s'interrogeait sur les raisons de cette anomalie, même les "commandeurs des nuages" n'avaient pas su régler le problème. C'est une malédiction, un sort ou les fumées de la nouvelle usine installée par les Blancs ?Personne ne veut aller protester auprès de la direction, on n'écoute pas les Noirs surtout quand ils sont pauvres disent les hommes et c'est la mère du garçon qui va prendre l'initiative de s'y rendre.

     Dans un langage imagé, le garçon conte une histoire pleine d'émotion, de peur et d'angoisse. Une histoire d'actualité qui évoque les problèmes intergénérationnels, la place de la femme dans la société et les difficultés des pays africains à se construire, à échapper au développement incontrôlé qui pollue leur environnement.
    Un garçon qui cherche à grandir aidé de son grand-père qui reste sa référence, le gardien de la légende des Ntoweni et compense ainsi l'apparent désamour de ses parents. Une histoire de vie et de mort portée par une poésie puisée dans l'utilisation d'expressions et de mots qui nous semblent "décalés" mais qui sont en réalité l'apanage d'un peuple simple qui ne veut pas faire table rase de son passé.

    "... Ainsi s'accomplit sans que je le sache moi-même le dessein de mon vieux grand-père : il voulait le fleuve débordant la terre, voguant dans notre poitrine, portant au-devant de nous nos vies d'avant-nous. Un fleuve ainsi, fait uniquement pour exister, sans autre finalité que de ruisseler, sacréant notre village."

    Traduit du Portugais (Mozambique) par Elisabeth Montero Rodrigues
    Editions Chandeigne septembre 2014 (93 pages-14€)

    Mia Couto, d'origine portugaise est né, au Mozambique, le 5 juillet 1955