lundi 31 décembre 2012

"Oh..." de Philippe Djian

            

    Michèle, la cinquantaine assumée, divorcée, mère d'un fils de vingt-cinq ans qui n'en finit pas de "grandir", vit dans une banlieue résidentielle et tranquille. Tableau banal d'une vie sans histoire jusqu'au jour où Michèle est agressée chez elle par un homme cagoulé qui la viole.
    Si elle décide de garder le secret, elle constate très vite que sa mésaventure suscite chez elle des réactions pour le moins inattendues, des réactions ambiguës, mélange d'attirance et de répulsion pour son violeur.
    C'est avec sa maîtrise habituelle que Philippe Djian met ses personnages, plus vrais que nature, dans des situations qui lui permettent d'explorer les mystères de l'âme humaine. La fin brutale mais plausible nous rappelle que lorsque l'inconscient est déverrouillé, les pulsions sont susceptibles de devenir difficilement contrôlables.

           Editions Gallimard 2012

mardi 11 décembre 2012

Mother de Luc Lang

                                 Une trinité sous haute influence !

    Le père, la mère, le fils, une étrange association "fabriquée" par la mère et soumise aux vicissitudes imprévisibles de sa folie.

    "La force de la mère n'est pas d'être une personne qui s'active sans une direction donnée et qu'on peut observer de l'extérieur avec plus ou moins d'intérêt ou d'indifférence, la mère est un milieu, un mode d'existence qui décide de la clé et de l'octave à partir desquelles se développent le chant et la musique. Le père et le fils entonnent à l'unisson, avec plus ou moins de résistance, de quant-à-soi, mais la mère les tient et les contient dans sa partition, c'est elle qui structure l'univers et décide des rythmes du temps."
                                                                                                  (pages 197-198)
    Ces quelques lignes sont le sésame de ce roman à l'écriture dense et continue construit en trois parties. Au lecteur de superposer ces trois strates pour accéder à la totale compréhension du récit et en saisir toute la subtilité et la profondeur d'analyse.

    Le récit commence à la naissance du fils et se termine à la mort de la mère. "Les amours", "Les nourritures", "les guerres", c'est ainsi que l'auteur aborde, selon des angles différents, l'histoire d'Andrée, mère délirante, inapte au bonheur, engluée dans " une folie de la résistance et de la rébellion, une sorte de folie libératrice". (dixit Luc Lang)
    Malgré ses effets délétères, cette folie n'empêchera pas la cohésion du clan et la fidélité du père et du fils portée par un amour indéfectible pour la mère. Robert, l'homme-rocher, qui jamais ne fera défaut, saura toujours encaisser les coups et rester le pilier que le fils  s'était choisi afin de combler l'absence d'un géniteur qu'il n'a pas connu.
    Admirable acceptation du père et du fils, essayant de comprendre et de ne pas juger une femme en quête d'un impossible bonheur. Et quand la mère, en désespoir de cause, essaiera de les séparer, toutes ses tentatives seront vouées à l'échec.

    "Comment a-t-elle pu, du fond le plus reptilien de son projet cannibale, comment a-t-elle pu, comme animée d'un autre instinct cette fois plus lumineux et plus vital, élire pour amant et mari, et choisir pour père de son enfant, un homme aussi sûr, aussi fiable que Robert ? Un homme qui sauve des enfers ce couple délétère de la mère et du fils ?" (page 287)

    Si certaines scènes sont éprouvantes et nous laissent sans voix, certaines situations sont carrément comiques. Lisant ces pages d'une troublante vérité, le lecteur est en droit de se demander quelle part du vécu de l'auteur habite cette narration ?
    "Ce n'est pas une autobiographie. Le livre est lié à certaines circonstances de ma vie personnelle et à la mort de ma mère en particulier."
    C'est la réponse de Luc Lang à la question posée par Augustin Trapenard lors d'un entretien du "Carnet d'or" sur France Culture.

    Editions Stock, 2012


    Luc Lang est né à Suresnes en 1956. Quelques titres :
  • Voyageur sur la ligne d'horizon Gallimard 1988 (Prix Jean Freustié 88)
  • Furies Gallimard 1995
  • Mille six cents ventres Gallimard 1998 (Goncourt des lycéens 1998)
  • Les indiens Stock 2001
  • La fin des paysages Stock 2006
  • Cruels,13 Stock 2008
  • Esprit chien Stock 2010

      fr.wikipedia.org/wiki/Luc_Lang
     www.la-croix.com/.../Une-inconfortable-etreinte-_NG_-201...
    www.humanite.fr/culture/luc-lang-portrait-en-3d-504387 

                                                                                      

mercredi 21 novembre 2012

Autobiographie des objets de François Bon

             


    Les objets auraient donc une vie ? Certains ont une histoire intimement liée à la nôtre. François Bon en donne, dans son Autobiographie des objets, la preuve éclatante : miroir, Telefunken, le litre à moules, jouets, la caisse aux grenouilles, voitures à pédales, règle à calcul, la toise, panonceau Citroën, pattes d'eph, fournisseurs et ronds de serviettes ... J'arrêterai là mon énumération, simple aperçu des objets qui ont marqué son existence.
    Tous ces objets qui ont jalonné sa jeunesse sont prétexte à remonter le temps, ouvrir sa mémoire, évoquer ses grands-parents, ses parents et ressusciter la vie en cette campagne vendéenne éloignée de la ville et de ses influences.
    François Bon fait ici travail d'ethnologue, témoin d'une époque révolue où l'on savait prendre son temps, où la consommation ne gérait pas encore les vies. Parfois, il me semble entendre dans ce récit comme un soupçon de nostalgie.

      Editions du Seuil 2012 (245 pages)

mercredi 14 novembre 2012

Exercices de survie de Jorge Semprun

                   


    Emouvant et rassurant que ces mots nous parviennent par-delà la disparition de l'auteur.
    "Exercices de survie", perpétuelle obsession d'un homme condamné à la clandestinité. Comment gérer chaque jour une existence contrainte et polluée par l'angoisse de l'erreur fatale. L'erreur qui conduira à l'arrestation et à l'inévitable torture ?
    La torture ? Elle plombe les pages de ce récit parce qu'elle est menace permanente. Torture, à la réalité incommunicable, quand le "torturé" découvre que son corps, entité à part entière, est susceptible d'échapper à son contrôle et qu'il risque de prendre le pas sur son pouvoir de décision quand il n'aura plus que "la perspective lisse et glaciale de la mort."
    "C'est une expérience de solidarité autant que de solitude. Une expérience de fraternité, il n'y a pas de mot plus approprié."
     C'est ainsi que Jorge Semprun grandit la torture.
    Ces pages, écrites avec pudeur et retenue, rejoignent tous les autres témoignages qui nous permettent de ne pas oublier et de saluer tous ceux qui continent à résister.

    Editions Gallimard 2012 (110 pages)


dimanche 4 novembre 2012

Certaines n'avaient jamais vu la mer de Julie Otsuka

                       Bienvenues, mesdemoiselles japonaises !

    Bienvenues pour qui ? Pour les Japonais qui les attendent de l'autre côté de l'océan dans cette Amérique qui ne sera pas l'Eldorado qu'elles imaginent.
    Bienvenues pour elles qui partent, vendues par des parents qui n'ont pas eu le choix, pleines d'espoir pour une vie que les "maris" leur ont fait miroiter dans des lettres mensongères ?
    Bienvenues sur cette terre d'accueil qui fera d'elles des exilées sans aucun espoir de retour ?
    Bienvenues pour une première nuit qui, le plus souvent, ne sera que soumission. Soumission, maître-mot qui gère leur vie d'épouses transformées en main-d'oeuvre corvéable à merci. Travail harassant, exécuté sans une plainte, qui ne les dispensera pas d'élever des enfants sans grand espoir d'avenir.
    Pearl Harbor ! Et la guerre que l'on sait. Les Japonais sont devenus des traîtres. Peu à peu certains ont disparu, emmenés de force, sans ne plus jamais donner de nouvelles. Un jour les maisons se sont vidées et tous les Japonais sont partis.

    "Un an plus tard, toute trace de leur présence a disparu de notre ville ou presque. Des étoiles d'or scintillent à nos fenêtres. [...] Nous parlons rarement d'eux désormais, bien que nous arrivent de temps à autre des nouvelles depuis l'autre côté des montagnes. [...] Tout ce que nous savons c'est que les Japonais sont là-bas quelque part, dans tel ou tel lieu, et que nous ne les reverrons sans doute jamais plus en ce bas monde." (p.139)

    C'est un roman-choral, le chant de misère et de souffrance d'un peuple qui perd son identité. Volonté assumée de l'auteur de ne privilégier aucun personnage en particulier. Des noms, certes, que l'on peine à retenir parce qu'ils ne nous sont pas familiers. Mais qu'importe, l'auteur reste toujours dans l'anonymat, dans le collectif : ils, elles, certaines, certaines d'entre nous, le patron, leurs vergers, leurs champs ... La litanie des mots scande le récit comme la litanie des jours scande leur vie sans changement, sans projet, sans rêve et sans avenir.

    Editions Phébus 2012 (142 pages)

    Julie Otsuka est née en 1962 en Californie. Diplômée en art, elle abandonne une carrière de peintre pour se consacrer pleinement à l'écriture. En 2002, elle publie son premier roman Quand l'empereur était un dieu (Phébus 2004- 10/18, 2008) qui remporte immédiatement un grand succès. Son deuxième roman, Certaines n'avaient jamais vu la mer, à reçu le PEN/Faulkner Award for fiction.

    www.lexpress.fr/.../certaines-n-avaient-jamais-vu-la-mer-par-julie-otsuka

samedi 27 octobre 2012

Brèves de...lecture (1)

            La montagne de Jean-Noël Pancrazi

Un livre tout en délicatesse et retenue, où l'auteur raconte la guerre d'Algérie et l'histoire de ses petits copains partis dans la montagne pour une équipée sans retour. Parce qu'il avait refusé de les accompagner la culpabilité d'être encore vivant empoisonnera toute son existence. Quand il quittera son pays pour la France, il éprouvera le sentiment de les abandonner une seconde fois. L'écriture reste toujours discrète, sans esprit de revanche et sans jamais émettre de jugement.
          Editions Gallimard 2012


            Lame de fond de Linda Lé

Trois femmes et un homme qui soliloque dans son cercueil, sont les personnages de ce roman qui se cherchent, se croisent, se trouvent, s'aiment et se déchirent, en un mot essaient de vivre tout simplement. Linda Lé, avec sensibilité et respect, conduit ses personnages tout au long d'une journée qui n'en finit pas de durer.
         Editions Bourgois 2012

jeudi 4 octobre 2012

Home de Toni Morrison

         Se perdre, rentrer au pays, refermer la boucle et, enfin, trouver la paix !

    Il rentre de Corée. A Lotus (Géorgie) la guerre était la seule perspective d'avenir pour les garçons aventureux. Parti avec ses deux copains, il rentrera seul. Incapable de retourner au pays sans eux, hanté par ce qu'il a vécu, il sombre dans l'alcool et la violence malgré les petits boulots et l'accueil que Lily lui propose.
     "Venez vite. Elle mourra si vous tardez." C'est ce que dit la lettre de Sarah et c'est de Cee qu'elle parle. Cee, la petite soeur qui a grandi sous sa protection et qui un jour est partie à la ville vivre un mariage malheureux. Dans l'obligation de travailler, elle avait accepté de rentrer au service du patron de Sarah médecin sans scrupule, inventeur douteux, adepte d'expériences dangereuses.
     Cette lettre, véritable électrochoc, provoque le sursaut dont Frank avait besoin pour sortir du marasme qui risquait de l'anéantir. Afin de sauver Cee, il entame un voyage difficile pour  la ramener au pays où  la communauté des femmes va se battre pour la remettre sur pieds. Pour  meubler l'attente d'une guérison incertaine, il décide de réparer la maison de leurs parents. C'est d'un commun accord qu'ils viendront, quand elle sera guérie, y vivre tous les deux.

    L'Amérique de l'après-guerre, les années 1950, la guerre de Corée, le maccarthysme et la ségrégation contre les noirs, c'est dans ce décor que Toni Morrison campe ses personnages sans jamais dire s'ils sont noirs ou blancs, sans jamais les opposer ou les juger,  semant de discrets indices pour nous mettre sur le chemin de la vérité. Dans ce roman à deux voix, le personnage et le narrateur, l'un revenant sur un passé douloureux, l'autre témoin d'une actualité brûlante, s'acheminent vers  la renaissance d'un soldat qui à son retour dût livrer une tout autre bataille. C'est Cee qui l'accompagnera dans sa quête d'une rédemption tant souhaitée.

    Toni Morrison nous donne une leçon de sobriété : restant à distance de ses personnages, elle pose sur la société américaine un regard apaisé mais toujours aussi lucide. Elle l'avoue, elle donne plus à sentir qu'à voir. " J'ai appris aussi à décrire et à faire sentir les choses, et surtout à ne pas commenter ou interpréter, au risque d'ennuyer le lecteur." C'est aussi de volonté délibérée qu'elle travaille à "écrire moins et dire davantage".

    Lisant ce livre, je me suis souvenue du premier roman de Madame Morrison : deux voix, deux petites filles, l'une noire, l'autre blanche, deux typographies différentes qui s'écrivaient en alternance. C'était "L'Oeil le plus bleu", nous étions en 1994.

    Editions Christian Bourgois 2012 (153 pages)

    Les propos de Madame Morrison ont été recueillis par Nathalie Crom lors d'une interview publiée dans Télérama le 22/08/2012

    Toni Morrison, Chloé Anthony Wofford est née le 18 février 1931 à Lorain (Ohio), dans une famille ouvrière de quatre enfants. Elle s'intéresse très vite à la littérature. En 1958, elle épouse Howard Morrison, elle aura deux enfants. En 1964 ils divorcent et elle s'installe à Syracuso.
    1970 L'oeil le plus bleu - 1973 Sula - 1977 Le chant de Salomon - 1981 Tar Baby -
    1987 Beloved - Prix Pulitzer en 1998 - 1992 Jazz - 1994 Paradis - 2003 Love - 2008 Un Don.
    1993 Le Prix Nobel de littérature lui fût attribué.

 fr.wikipedia.org/wiki/Toni_Morrison
www.lexpress.fr/.../toni-morrison-les-quatre-livres-à-lire-en....

jeudi 13 septembre 2012

Les Hautes Falaises, Le Séjour à Chenecé ou les Quartiers d' Hiver (2 et 3) de Jean-Paul Goux

   A la fin de l'Embardée, nous avons laissé Simon anéanti par la décision de ses parents de transformer l'appartement en quatre logements destinés à la vente. Volonté de "la faucheuse à deux têtes" de faire disparaître une époque qui lui tenait à coeur.

   Les Hautes Falaises.

   Quarante années plus tard, Simon reçoit un coup de téléphone surprenant : "C'est Bastien à l'appareil..." La voix lui semble familière mais le prénom n'évoque rien pour lui. "Le Port de Grâce, Le Funi, L'Epine." Et la mémoire lui revient : le camarade d'école, le copain des années de lycée, la rupture brutale et inexpliquée de leur amitié à la fin de la terminale. L'Epine, c'est dans cette abbaye propriété de la famille de Bastien que ce dernier désire le rencontrer. Intrigué, désireux de comprendre les raisons qui motivent cette rencontre, Simon accepte de s'y rendre : possibilité inattendue de connaître, enfin, ce lieu de vacances idylliques dont il a rêvé dans ses années lycéennes en écoutant les dires enthousiastes de Bastien. Lieu d'autant plus idéalisé que l'autorisation d'y séjourner lui fût toujours refusée par des parents engoncés dans un conformisme hors de propos.

   Le Séjour à Chenecé.

   "Je suis Alexis Chauvel, pauvre d'esprit, comme ils disent, depuis plus de quarante ans gardien de l'Epine, comme nous disions, gardien de Chenecé ou gardien de l'Abbaye, comme je préfère dire,..."
   Gardien, il en sera aussi l'ermite, le reclus volontaire en quête d'une identité qui se dérobe et d'un temps qui s'écoule sans qu'il puisse le maîtriser. A la dérive dans l'immensité de l'Abbaye, sa déambulation deviendra peu à peu exploration. Il va apprivoiser les lieux, apprécier leur beauté et découvrir "l'armoire" où il se réfugie pour "nébuler" dans la plus parfaite des solitudes. La lecture d'une légende lui apprendra qu'il ne fût pas le seul à vivre "dans sa propre maison comme un inconnu". C'est alors qu'il réalisera qu'il a trouvé un frère à sa mesure.

   Dans les récits de Jean-Paul Goux, les lieux ont autant d'importance, sinon plus, que les personnages. D'une écriture foisonnante, fouillée, précise dans les moindres détails, qu'il soit dans le domaine "du dehors" ou dans celui "du dedans", le lecteur saisit vite l'influence de l'un sur l'autre. Pas de doute c'est le lieu qui façonne les personnages. Le secret, la solitude sont ici l'aboutissement d'une quête de soi et l'accession à une paix de l'âme qui semblait inaccessible.
   Si l'écriture au départ peut sembler déroutante, singulière, au fil des pages le lecteur finit par s'y "couler" et la lecture devient alors plaisir inoubliable.

   Editions Actes Sud 2009 et 2012.

samedi 25 août 2012

L'Embardée ou Les quartiers d'hiver de Jean-Paul Goux

                                   Quand un lieu habite la vie d'un homme !

   Dernier d'une lignée de quatre architectes, l'auteur évoque les trois générations qui l'ont précédé et analyse l'empreinte que leurs vies ont laissée sur la sienne.

   L'Embardée, c'est sur cette petite place que Louis Marien, en 1877, choisit de construire un immeuble en forme de U. Le cinquième étage composé d'appartements reliés entre eux sera réservé à la famille : Louis et Emile son fils y logeront. L'auteur n'y a jamais vécu, il "était déjà ailleurs" quand ses parents ont décidé de s'y installer.
   Mais il connaît bien les lieux. Enfant, le jeudi quand il visitait ses grand-parents, il en explorait la vastitude, impressionné par le dédale des couloirs, leur géographie compliquée, les portes dérobées, aimanté par le balcon courant le long de la façade. C'est la-haut, près du ciel et des nuages qu'il vivra ses premiers émois artistiques.
   L'année de ses vingt ans, il reviendra y passer "un glorieux mois d'hiver" qui le "tient encore sous son emprise". Il découvrira la bibliothèque et le cabinet de travail, deux pièces aveugles imaginées par Louis et Emile Marien, lieux de mémoire voués "à la nuit et aux lumières du dedans".

   De ses visites de la ville, commentées par son professeur, il retiendra que Louis et Emile ont été des architectes reconnus. En revanche,"toute la laideur qui a envahi nos villes en l'espace d'une génération, elle est l'oeuvre de la génération de nos pères." On l'aura compris, la préoccupation de l'auteur sera de ne jamais ressembler au sien.

   Ses parents,"ce monstre à deux têtes", enfermés dans un conformisme de classe, ligotés par l'obsession du paraître, mère castratrice et père obtus, toujours dans l'interdiction, cacheront derrière un faux-semblant de liberté, l'habitude de l'humilier et de le désavouer. Système éducatif qui le conduira à l'auto-censure et au désir de passer inaperçu et de vivre "incognito".

   "Vous n'avez pas connu l'appartement de l'Embardée. Ils s'en sont débarrassés, l'été dernier, comme on jette un vieux matelas, sans rien dire, sans même me prévenir, et pas parce qu'ils auraient cru que ça ne pouvait me toucher, uniquement parce qu'ils savaient très bien à quel point ça devait m'atteindre." (p.9)

    L'auteur s'appuie sur une écriture d'une densité et d'une richesse peu communes. Les analyses précises et pointilleuses, quand il est dans l'évocation des personnages, deviennent descriptions "géométriques" et professionnelles quand il nous décrit les lieux et leur architecture. Si parfois l'écriture peut sembler nous submerger de détails, elle ne devient jamais pesante ou ennuyeuse.

   Editions Actes Sud 2005 (188 pages)

   Jean-Paul Goux est né en 1948. Il a enseigné la littérature à l'université de Tours Il vit à Besançon.
                        - Le montreur d'ombres est son 1er roman
                         -Les champs de fouilles : Les jardins de Morgante 1989
                                                               La commémoration 1995
                                                               La maison forte 1999
                          -Les quartiers d'hiver : L'Embardée 2005
                                                             Les Hautes falaises 2009
                                                             Le Séjour à Chenecé 2012

remue.net/spip.php, rubrique139       remue.net/spip.php, article843

lundi 30 juillet 2012

Rue Darwin de Boualem Sansal

Ecrire pour démêler l'écheveau embrouillé de la vie et atteindre sa vérité.

   "Tout est certain dans la vie, le bien, le mal, Dieu, la mort, le temps, et tout le reste, sauf la Vérité. Mais qu'est-ce que la Vérité ?... Mais devenant certitude, est-elle toujours la Vérité ?...
   C'est de cela que nous allons parler, c'est notre histoire, nous le savons sans le savoir." (p.15)

   Ils sont tous là, à l'hôpital de la Pitie-Salpêtrière, les frères , les soeurs au chevet de leur vieille mère dont la fin est proche. Ils sont là, devenus étrangers parce que séparés depuis longtemps par des routes divergentes qui les ont éparpillés aux quatre coins du monde. Seul  Hédi, le dernier de la fratrie, est injoignable depuis qu'il a "voué sa vie au djihad et à ses folies". Yazid, le narrateur, est toujours resté à Alger et s'est occupé de sa mère. C'est elle, avant de mourir, qui lui demande de retourner rue Darwin et d'aller voir Farroudja.

   "Quelque chose cognait au fond de moi, très loin au fond de moi. un vieux souvenir d'une époque lointaine, d'un autre monde. L'heure du rendez-vous était arrivée." (p.19)

   Pour lui, le temps est venu de démêler les fils d'un passé qu'il a toujours souhaité oublier parce que trop incertain, trop compliqué pour l'enfant qu'il était.
   Il sait qu'il est né dans le bled, à trois cents kilomètres d'Alger, il se souvient qu'il vivait, sous étroite surveillance, dans le "phalanstère" fief de la richissime Djéda sa grand-mère devenue, à la mort de son père, chef du clan des Kadri. Crainte et vénérée Djéda exerce une autorité sans partage et son influence est indiscutable et sans limites. Il est important de préciser que Djéda a fait son immense fortune en gérant des bordels.
   A huit ans, Yazid est enlevé par Farroudja, l'amie de sa mère, et ramené à Alger. Il vit désormais rue Darwin dans le quartier Belcourt véritable ghetto de la pauvreté. Il y vit une adolescence heureuse dans "le quartier qui fonctionne comme un sanctuaire, une matrice douillette qui isole, protège, unit dans une même identité."
   Malgré les événements qui secouent son pays, malgré des conditions de vie qui se dégradent et contrairement à ses quatre frères et soeurs, Yazid n'envisagera jamais de quitter l'Algérie.

   L'écriture, c'est l'arme de l'auteur. L'arme de celui, qui après toutes ces années, refuse soumission et résignation. L'écriture, c'est aussi le moyen de porter l'Histoire d'un peuple à la recherche de l'identité perdue de son pays. Pays qui ne "laisse de répit ni à la vie ni à la mort" et sombre dans un islamisme véritable "pieuvre qui s'insinue partout."
    Je retrouve ici l'écriture dense, convaincante et particulière d'un écrivain qui veut parler vrai, essayer de comprendre pourquoi son peuple, comme le monde, semble courir à sa perte. Des expressions percutantes, parfois gouailleuses et humoristiques allègent le propos et le dédramatisent.
   Si le livre est sous-titré roman, je peux vous assurer, après recherches, qu'il est éminemment autobiographique, ce qui donne encore plus d'impact et de portée à son contenu.

     Editions Gallimard 2011 Prix de la paix des libraires allemands 2011

     Boualem Sansal est né en 1949. Il vit à Boumerdès dans les environs d'Alger. Il fait des études d'ingénieur et un doctorat d'économie. Il est tour à tour enseignant à l'université, consultant en affaires et chef d'entreprise. Il devient directeur général au ministère de l'industrie algérien mais est limogé de son poste en 2003 en raison de ses prises de positions critiques et de ses livres;
    -Le serment des barbares 1999 Prix du premier roman
    -L'enfant fou de l'arbre creux 200 Prix Michel Dard 2001
    -Dis-moi le paradis 2003
    -Harraga 2005
    -Poste restante : Alger, lettres de colère et d'espoir 2007
    -Petite éloge de la mémoire Quatre mille et une année de nostalgie 2007
    -Le village de L'allemand 2008 Grand prix RTL/Lire 2008

rfi.fr/.../20110922-rue-darwin-vie -presque-tronquée-boualem-sansal
www.dailymotion.com/.../xr80q5boualem-sansal-pou

mardi 10 juillet 2012

Des cailloux dans le ventre de Jon Bauer

             L'histoire violente et tendre d'un garçon jaloux et de l'homme déglingué qu'il est devenu !

    Il n'a que huit ans mais il sait qu'il n'est pas facile d'être l'enfant d'une famille d'accueil. Quand Robert arrive, très vite, il a su que les choses allaient devenir compliquées pour lui. Cet enfant battu, malheureux, placé chez eux par le service social, monopolise immédiatement toute l'attention et l'entière sollicitude de ses parents. Entre une mère obnubilée par l'efficacité de son rôle et un père un peu moins complice parce que moins disponible, il se sent délaissé et vit cet abandon comme une profonde injustice. Dépossédé, il ne lui reste plus que la révolte et la violence pour crier sa colère.

    "Je disais que j'avais été adopté, moi, le seul enfant chez nous à ne pas avoir été placé dans une famille d'accueil. Et maintenant que je suis censé être un homme, tout en moi est adopté : mon pays, le récit que je fais de mon passé.
    Même dans mon enfance, je n'étais pas chez moi." (p.7)

    Vingt ans plus tard, l'homme broyé qu'il est devenu revient pour soigner sa mère qui se meurt d'une tumeur au cerveau. Ils se sont perdus depuis si longtemps que les retrouvailles sont difficiles. Les souvenirs qui rouvrent les cicatrices d'un passé douloureux, la maladie qui embrume le cerveau de sa mère rendent leur rapprochement très improbable. Perturbé par une situation qui le dépasse et qui achève de le déstabiliser il oscille, en permanence, entre pardon et ressentiment.

    "Pendant que je la serre contre moi, je contemple ce jardin si familier. Cette pesanteur familière. Familiale. Tout m'y rappelle cette partie de moi que j'ai essayé si longtemps d'effacer.
    C'est effrayant : si cette part d'ombre a poussé un enfant de huit ans à aller si loin, de quoi suis-je capable à vingt-huit ans ?" (p.51)

    C'est le récit de la souffrance d'un enfant qui voulait grandir trop vite et le récit du désespoir d'un adulte qui n'a pas réussi à y parvenir.
    L'écriture se fait tendre, candide, laisse poindre la clairvoyance et la logique imparables de ce garçon, sans nous faire oublier pour autant, que la révolte couve en permanence et peut exploser quand il a "le ventre écorché en dedans".
    L'écriture devient inquiétude et chagrin pour ce fils qui ne retrouve plus la mère qu'il avait laissée. La culpabilité le ronge, comme la tumeur ronge le cerveau de sa mère : "la noix sur le scanner", c'est lui ! Partagé entre l'amour et la haine, la peine et la rancoeur, il sombre dans un délire macabre, cri de souffrance d'un homme qui ne peut pas guérir de son enfance.

    "Mon enfance me hante comme mes poings hantent mes mains"

    Un livre brutal où sourd tant de désespoir qu'il bouscule le lecteur, le submerge sans jamais le laisser indifférent. En un mot, une lecture dont il ne sort pas indemne et qu'il n'est pas prêt d'oublier.

    Rocks in the Belly 2010
    Editions Stock 2012 traduit de l'anglais (Australie) par Virginie Buhl  (355 pages)

    Jon Bauer est né en 1974 en Angleterre. Installé depuis dix ans en Australie.
    Des cailloux dans le ventre est son 1er roman (Prix du 1er roman décerné par les libraires indépendants australiens)

   www.editions-stock.fr/.../stock-auteur-000000090666-Jon-Bauer-bio
    www.telerama.fr>le fil de livres>

dimanche 24 juin 2012

Une bonne raison de se tuer de Philippe Besson


Chronique des bonheurs perdus.

    Le bonheur perdu de Laura :
A Los Angelès, ce 4 novembre 2008, les Américains s'apprêtent à élire leur premier président noir. Laura ne se sent pas concernée par toute cette agitation : son mariage rompu, ses deux fils qui se sont éloignés d'elle, son petit boulot de serveuse lui semblent être de bien piètres perspectives d'avenir. Restent les souvenirs d'un bonheur perdu insuffisants pour habiter une vie dont elle n'attend plus rien. Alors, "elle a décidé qu'elle serait morte ce soir." (p.17)

    Le bonheur perdu de Samuel :
Que lui importe l'actualité, "Paul est son fils. Cet après-midi, à quatorze heures, il doit l'enterrer." (p.28) Comment surmonter cette immense douleur, combler l'absence ? A dix-sept ans, pourquoi ce suicide qu'il n'a pas vu venir ? Divorcé n'a-t-il pas su rester le père dont son fils avait besoin ? Tant de questions sans réponses !


    Pour Laura et Samuel, la journée s'étire ponctuée par les petits gestes d'un quotidien ordinaire qui les maintient éloignés du monde qui ne leur parle plus. Au soir de ce jour inhabituel leur rencontre fortuite, brève saura-t-elle leur apporter apaisement et force pour continuer ?


    Le bonheur perdu d'une lectrice :
J'attendais intensité, émotion, elles sont totalement absentes. Pourquoi cette écriture qui s'apparente plus à une description clinique qu'à une anlyse introspective de personnages qui vivent une situation ô combien particulière ?
J'ai eu plusieurs fois la tentation de lire séparément ces deux histoires menées en parallèle avec l'intention évidente de l'auteur d'attendre les toutes dernières pages pour les croiser. J'ai songé aussi à "sauter" les chapitres Laura, ils n'ont pas su m'intéresser. Dans les chapitres Samuel, l'auteur semble être plus à l'aise donc un peu plus convaincant.
C'est la curiosité qui m'a poussée à terminer ma lecture pour connaître l'issue de cette histoire !

J'avais aimé les premiers romans de Philippe Besson. Mais en 2006, à la parution de L'enfant d'octobre, décontenancée, je n'ai pas compris : pourquoi ce retour sur l'affaire Villemin ? Ses publications suivantes n'ont pas toujours comblé mon attente. Alors, j'ai pensé que peut-être ses séjours en Amérique finissaient par l'éloigner de nous. Ou bien tout simplement il évolue, je change et la connivence n'est plus au rendez-vous ? 
    Editions Julliard 2012 (321 pages)
Les autres ouvrages de l'auteur : 
    En l'absence des hommes 2001
    Son frère 2001 film de Chéreau 2003
    L'arrière-saison 2002
    Un garçon d'Italie 2003
    Les jours fragiles 2004
    Un instant d'abandon 2005
    L'enfant d'octobre 2006
    Se résoudre aux adieux 2007
    Un homme accidentel 2008
    La trahison de Thomas Spencer 2009
    retour parmi les hommes 2011

fr.wikipedia.org/wiki/Philippe_Besson
www.magazinz-litteraire.com/content/critique-fiction/article?id...
www.lefigaro.fr/.../01006-20110115ARTFIG0065-philippe-besson-...




mardi 5 juin 2012

1Q84 Livre 3 (octobre-décembre) de Haruki Murakami


"La ligne de partage entre le monde réel et l'imaginaire est devenue floue." (p.209)

    C'est avec impatience et curiosité que j'ai abordé la lecture du Livre 3. Mon attente ne fut en rien déçue. J'ai retrouvé avec plaisir les personnages des Livres 1et2, en particulier Aomamé qui au dernier moment a renoncé à son geste suicidaire et, ainsi réintégré sa place dans l'intrigue. Comment Murakami aurait-il pu l'abandonner sur le bord du périphérique ?

    De plus, il nous gratifie d'un nouveau protagoniste : Ushikawa, le détective commandité par Les Précurseurs pour retrouvé l'assassin du Leader. Affreux petit bonhomme "tordu" éminemment antipathique, c'est un redoutable limier. S'il travaille en solitaire, il sait se faire invisible, choisir ses planques, attendre pendant des heures. Fin psychologue, il tire profit de la plus petite observation et échafaude ainsi des déductions imparables sans jamais se tromper.

    Murakami continue de nous promener d'un monde à l'autre, du réel à l'imaginaire, s'attarde, peaufine l'étude minutieuse du comportement et des motivations de ses personnages. Il sème tout au long de ses pages de petits cailloux, indices discrets pour suggérer au lecteur attentif  les réponses aux questions qu'il ne cesse de se poser. Alors, entré dans ce monde parallèle, le lecteur devient complice de l'auteur et admet, sans broncher, qu'il puisse se passer de "drôles de choses" pendant une certaine nuit d'orage !

   " ...Aomamé guida la main de Tengo et la fit se poser sur le bas de son ventre, par-dessus son manteau.
    Tengo retint son souffle, en quête d'un signe de la vie qui était tapie là. Ce n'était encore qu'un être minuscule. Mais sa paume put en percevoir la chaleur
    "Où allons-nous ensuite ? Toi et moi et la petite chose.
    -Quelque part qui n'est pas ici, dit Aomamé. Dans un monde où il n'y a qu'une lune. Notre lieu d'origine. Là où les Little People n'ont pas de puissance." (p. 509)

    Editions Belfond 2010 traduit du japonais par Hélène Morita 2012

vendredi 11 mai 2012

La tristesse des anges de Jon Kalman Stefansson

"...ils progressent grâce à cet entêtement aussi admirable que vain, caractéristique de ceux qui vivent à la limite du monde habitable." (p17)

 

    Souvenez-vous, en juillet 2011, j'étais venue vous parler d'un premier roman traduit en français :"Entre ciel et terre" de Jon Kalman Stefansson. L'occasion, en abordant la littérature islandaise, de découvrir une île au relief tourmenté et aux conditions climatiques extrêmes. L'auteur, d'un bond d'une centaine d'années en arrière, nous immergeait dans un monde où la longueur et la rudesse des hivers remettent perpétuellement en question la survie de ses habitants.

     Dans "La tristesse des anges" nous retrouvons le gamin à l'auberge du village où il a trouvé refuge et protection. Chaque jour, il fait la lecture au capitaine aveugle et ronchon, continuant ainsi d'explorer le monde des livres, d'apprivoiser la magie des mots quand ils disent, quand ils consolent.

     "...Il plonge son regard à travers les mots et chaque chose devient neuve,  sans doute sont-ce eux qui, plus que tout, transforment le monde." (p61)

    Nous sommes en avril dans un printemps qui se refuse à venir et maintient l'Islande dans un hiver qui ne veut pas mourir et lance ses derniers assauts de blizzard et de neige.
    C'est donc tout naturellement à la buvette que Jens le postier vient demander de l'aide. Ouvrant la porte, le gamin découvre un homme sur son cheval transformés en une monstrueuse statue de glace. La "séparation" ne sera pas aisée, mais le postier sait, que cette fois encore il a échappé au pire.

    Jens repart le lendemain accompagné du gamin. Bizarre association que ces deux êtres qui n'ont pas grand-chose en commun. L'un, grand et solide gaillard taiseux par peur des mots, l'autre, à peine un homme, amateur de poésie se murmure des vers de Shakespeare quand le courage vient à lui manquer.
    Au cours de leur périple, les rencontres sont rares : un fermier qui cherche son troupeau, un autre qui erre sur la lande puis disparaît. Quelques haltes dans des fermes où ils partagent la misère de leurs occupants et d'où ils repartent à peine réchauffés.
    Puis vient le temps de l'extrême lassitude, du désir d'abandon, là, dans cette neige qui ne demande qu'à les accueillir pour un sommeil trompeur, le temps de l'ultime sursaut qui les remet debout et en marche pour la dernière étape.

    "Ils sont maintenant si loin sur la lande qu'ils n'appartiennent plus au monde des hommes, ils sont un morceau de désert et de ciel en été, la dureté et la mort en hiver. Ils avancent à grand-peine, ils s'épuisent, mais ne peuvent s'arrêter, il n'y a aucun endroit où s'abriter..." (p329)

    L'écriture dense du romancier laisse poindre la sensibilité du poète. Eblouissante narration qui jamais ne se répète, se tient à hauteur des hommes que la nature renie et grandit à la fois. Dans ce monde glacial, l'auteur laisse affleurer une sensualité bien présente même si elle semble, le plus souvent, sommeiller sous la neige.

    Paru en Islande en 2009
    Editions Gallimard 2011 traduit de l'islandais par Eric Boury (378 pages)

    Jon Kalman Stefansson est né le 17/12/1963 à Reykjavik en Islande
    La tristesse des anges est son 2ème roman traduit en français après  Entre ciel et terre.
    Nous attendons le T3 de cette trilogie.

    www.lexpress.fr/.../jon-kalman-stefansson









lundi 26 mars 2012

1Q984 de Haruki Murakami

"Que cela me plaise ou non, je me trouve à présent dans l'année 1Q84. L'année 1984 que je connaissais n'existe plus nulle part. Je suis maintenant en 1Q84."
             Aomamé Livre 1 (page200)

La dernière oeuvre de l'auteur se décline en trois livres :
    -Livre 1 Avril-Juin
    -Livre 2 Juillet-Septembre
    -Livre 3 Octobre-Décembre

Je viens d'achever les deux premiers Livres et sans attendre d'avoir lu le troisième, il m'a semblé urgent de venir partager avec vous le plaisir, le bonheur devrais-je dire, que cette lecture m'a procuré.

Pour qui connaît un peu le monde narratif de Murakami, il ne sera pas surpris de devoir laisser de côté sa logique pour entrer dans un monde étrange, fictionnel et mystérieux. Un monde parallèle où l'homme perd tout pouvoir décisionnel et le contrôle de son destin.
Bien sûr, le lecteur averti ne manquera pas de faire le rapprochement avec le roman "1984" de George Orwel : le romancier anglais y développe l'histoire de Big Brother adepte d'une technique moderne de surveillance dans un univers totalitaire.

Mais revenons à "1Q84", Murakami met en scène deux héros qui interviennent en alternance sans jamais se rencontrer.
    Aomamé, jeune femme de trente ans professeur d'arts martiaux et de stretching, tueuse professionnelle, exécute ses contrats avec un pic à glace de sa fabrication. La mort de ses "clients", instantanée, indolore et indécelable a pour but de punir des hommes coupables d'avoir violenté des femmes ou des enfants.
    Tengo Kawana, vingt-neuf ans, homme prudent et raisonnable, professeur de mathématiques et écrivain à ses heures n'a pas encore publié de romans. S'il garde en mémoire un souvenir très précis de sa mère disparue, souvenir d'une scène observée de son berceau, il reste marqué par les démarches dominicales de son père qui collectait la redevance de la télé NHK et qui exigeait d'être accompagné par son fils
    Tengo et Aomamé, enfants, s'étaient retrouvés pour une brève période dans la même classe. Ils n'oublieront jamais cette rencontre muette, cette histoire sans parole, lien-souvenir qui les habitera toute leur vie.
    Bien sûr, d'autres personnages gravitent autour de ces deux héros : la vieille femme justicière et  Tamaru son garde du corps, Ayumi l'amie policière d'Aomamé, Komatsu l'éditeur en vue, toujours en retard à ses rendez-vous, Tsubasa la protégée de la vieille femme, le père de Tengo vieil homme en fin de vie, Fukaéri auteur de "La chrysalide de l'air", récit autobiographique qui va déchaîner passions et curiosité...

Mais surtout , le lecteur va devoir accepter de passer de l'autre côté, du côté de l'irrationnel, imaginer une secte mystérieuse avec un Leader au pouvoir étrange, la ville des chats qui ne vit que la nuit, le ciel où certains privilégiés y voient deux lunes, le monde des Little-People qui gèrent les apparitions des chrysalides de l'air.

D'une écriture serrée, minutieuse qui sait prendre son temps, Murakami entre dans l'intime de ses personnages, les rend ainsi vivants, proches et attachants. S'il tend souvent vers le fantastique, le mystérieux, il replonge régulièrement le lecteur dans une réalité où il ne se prive pas de fustiger un certain fondamentalisme et la violence faite aux femmes.

"Enfin, il allongea résolument la main, toucha la main de la fillette allongée dans la chrysalide de l'air. Il posa délicatement sa main sur la sienne, sa grande main d'adulte. Cette petite main, jadis, qui avait serré avec force la main du Tengo de dix ans."
                               Tengo Livre 2 (page 524)

Editions Belfond (2009) traduit du japonais par Hélène Morita (2011)

Hruki Murakami est né à Kobé au Japon en 1949.
Il pratique la discrétion médiathique en étant très avare d'interwievs et en refusant d'être filmé.
Féru de musique il a tenu un bar de jazz à Tokyo de 1974 à 1981.
Il fut découvert en France en 1990.
Voici quelques titres de ses romans traduits en français :
  • La course au mouton sauvage, Seuil, 1990
  • Chronique de l'oiseau à ressort, Seuil, 2001
  • Après le tremblement de terre, 10/18, 2007
  • Kafka sur le rivage, Belfond, 2006, 10/18 2010
  • Autoportrait de l'auteur en coureur de fond, Belfond, 2009, 10/18, 2010
  • La ballade de l'impossible, Belfond, 2007, rééd. 2011, 10/18 2009
  • 1Q84 Livres 1 et 2, Belfond, 2011
  • 1Q84 Livre 3, Belfond, 2012
fr.wikipedia.org/wiki/Haruki_Murakami

dimanche 19 février 2012

Le sillage de l'oubli de Bruce Machart

   C'était au temps du western quand les hommes ne valaient pas plus que les chevaux qu'ils montaient.

   Nous sommes au Texas en 1895. L'histoire commence une nuit de février, un homme fonce à cheval pour chercher du secours, sa femme va mettre au monde leur quatrième enfant. Il sait que cette fois le temps est compté et qu'il risque de revenir trop tard. Si la sage-femme sauve le nouveau-né, l'issue sera fatale pour la mère. Vaclav Sarki ne se remettra jamais de la mort de sa femme. Enfermé dans sa douleur il se transformera en père mutique et violent.

   Donc ils sont quatre, quatre frères orphelins élevés dans une ferme au milieu de nulle part. Sur cette terre qu'il faut conquérir sans relâche, ils deviennent au fil des années une main-d'oeuvre soumise au père exigeant, qui a banni affection et tendresse de sa vie. Ce sont eux, les quatre fils, attelés comme des bêtes à la charrue qui creusent les sillons dans la révolte et la colère.

   "C'était un vrai bagne, un travail inutile qui les rendait fous de rage, mais au moins, liés par ces courroies de cuir, ils partageaient le même ressentiment au même instant à l'égard du même homme, une sorte de rancoeur que la peur les empêchait d'exprimer." (page 221)

   Reste à Vaclav Sirka, la passion pour ses chevaux et les courses qu'ils sont susceptibles de gagner et en gagnant de lui rapporter encore et toujours plus de terres, enjeux des paris qu'il lance à ses voisins fermiers. Il a sous la main, un cavalier hors pair, totalement à l'écoute de ses intentions et de ses conseils : Karel. " Mon dernier, les gars, je vous jure qu'il serait capable de vous faire voler un âne à coups de cravache." Malgré son jeune âge le gosse a du talent, monte avec plaisir et un sens inné de la course, éperonné par la possibilité d'être, enfin, reconnu par le père et d'acquérir quelque importance à ses yeux.

   "La vérité, Karel la savait même s'il n'était pas capable de la mettre en mots, c'était que le cheval désirait la cravache comme lui appelait de ses voeux la lanière de cuir de Vaclav, la morsure cuisante et nette d'une attention sans partage, le seul contact physique qu'il ait connu avec son père."
       (page 33)

   Né au Texas, élevé dans une ferme, l'auteur sait l'exigence de ces terres qui broient les hommes et les cassent. Il connaît le poids de la solitude qui les amène très souvent à se réfugier dans l'alcool, la violence et le sexe. Son écriture sensuelle sent la terre, les labours, les chevaux et le tabac, et pas un instant ne tombe dans la facilité et le pathos. Si je précise que j'ai lu ce livre en pensant à "La trilogie des confins" de Cormac McCarthy, c'est pour moi faire un compliment. M'est revenu aussi en mémoire, mais de façon un peu plus confuse parce que la lecture en fût plus lointaine, "Mon Antonia" de Willa Cather. En ajoutant que "Le sillage de l'oubli" est un premier roman, que Bruce Machart me semble être un écrivain prometteur, j'espère que j'aurai su vous donner l'envie de le lire.

     Editions Gallmeister 2012 (335 pages)   The wake of forgiveness 2010
                                                          Traduit de l'américain par Marc Amfreville

   Bruce Machart -42 ans- est né au Texas. Son père était fermier dans une région proche de l'endroit où se déroule "Le sillage de l'oubli". Il vit à Hamilton dans le Massachusetts;

www.gallmeister.fr/livre?livre_id=522

              

mardi 31 janvier 2012

Vie animale de Justin Torres

    Or, de tous les animaux sauvages, le garçon est celui qu'il est le plus difficile de manier. (Platon, Les Lois )
                                                                                                              

   "On en voulait encore. On frappait sur la table avec le manche de nos fourchettes, on cognait nos cuillères vides contre nos bols vides ; on avait faim. On voulait plus de bruit, plus de révoltes. On montait le son de la télé jusqu'à avoir mal aux oreilles à cause du cri des hommes en colère. On voulait plus de musique à la radio ; on voulait du rock. On voulait des muscles sur nos bras maigres. On avait des os d'oiseau creux et légers, on voulait plus d'épaisseur, plus de poids. On était six mains qui happaient et six pieds qui trépignaient ; on était des frères, des garçons, trois petits rois unis dans un complot pour en avoir encore. " (page 11)

    Début violent, percutant qui a le mérite de ne laisser au lecteur aucune ambiguïté : il s'embarque dans une narration sans concession à la suite de trois petits monstres, unis comme les doigts de la main, solidaires en toutes circonstances dans la douleur comme dans la désobéissance.
   
     Paps leur père, grand gaillard portoricain au tempérament impulsif et violent, vit de petits boulots quand il en trouve. Ma leur mère, petite chose minuscule et blanche, travaille de nuit dans une brasserie. Ils n'avaient que seize et quatorze ans quand Manny, leur premier bébé, est arrivé suivi très vite de Joel et du petit dernier : trois petits monstres différents de par leur métissage  et leur couleur de peau, tous les trois peu ou pas élevés par des parents immatures, dépassés par les événements.

    Et la vie s'écoule chaotique, ballottée par les circonstances, les "cuites" du père, ses colères imprévisibles et incontrôlables, les bêtises et les inventions des enfants sanctionnées par de mémorables corrections , les décalages horaires d'une mère perturbée par le travail de nuit.

 "...Elle travaillait de nuit à l'usine sur la colline, et parfois, elle était un peu perdue. Elle se réveillait n'importe quand, elle se trompait, elle mélangeait les jours et les heures, elles nous ordonnait de nous brosser les dents, de nous mettre en pyjama et de nous coucher en plein milieu  de la journée..."(page15)

    Une vie où alternent des périodes de silence pour épargner le sommeil de Ma, de tentative de fugue ratée, de fabrication de cerfs-volants avec des sacs en plastique, afin de rêver un peu, de baignade dans un lac avec Paps qui faillit se terminer en noyade à cause de son inconscience. Des moments joyeux, délirants parfois, vécus dans la complicité et la tendresse.

    Très vite le lecteur comprend que c'est le dernier de la fratrie, dont on ne connaîtra jamais le prénom, qui raconte. Peu à peu l'auteur nous laisse entendre qu'il est différent de ses frères, qu'il semble avoir d'autres exigences, d'autres priorités, qu'il cherche une autre "vie" où le livre semble avoir quelque importance.

    Portés par cette écriture rythmée, fulgurante et lyrique, les garçons s'acheminent vers une adolescence qui va exacerber les différences, intensifier les problèmes et les tensions. Le dénouement, étonnant, singulier ne désavouera pas le ton du roman. S'il se fait dans la douleur et la violence, il sera adouci par une infinie tendresse qui dira enfin son nom.

     Le lecteur achève le livre secoué, bousculé mais heureux d'avoir découvert un premier roman abouti et conclu avec maestria. Bravo !

     Editions de L'Olivier 2012 (140 pages)

    We The Animals 2011 Traduit par Laetitia Devaux

    Justin Torres est né en 1981 dans l'Etat de New York
    Il a publié dans la revue Granta et dans le New Yorker.
    Vie animale est son premier roman.