mercredi 22 février 2017

Crue de Philippe Forest

    "Crue", ambiguïté d'un titre que l'auteur ne semble pas pressé de lever, bien au contraire :

    "Un jour, j'ai réalisé que le monde autour de moi, avec ceux qui y vivaient, étai en train de disparaître sous mes yeux et que personne, sinon moi, n'en voyait rien."

     Interrogation du lecteur abordant ce récit glissant dans le fantastique, le fantomatique en prenant des allures de conte ou de fable ?
    L'histoire d'un homme à jamais marqué par la perte de sa petite fille de 4 ans emportée par une leucémie qui décide de revenir dans la ville où il est né et où il a vécu autrefois. Un quartier défiguré par les travaux, abandonné des hommes, indifférent à son mal être où il ne peut que se perdre davantage étouffé par une solitude à laquelle il
ne s'attendait pas et qu'un homme et une femme, deux personnages énigmatiques, accompagneront  pendant quelques pages pour disparaître mystérieusement comme ils étaient venus.
    Une ville dématérialisée, le gouffre où sombre l'auteur en quête d'un renouveau inatteignable. La crue, symbolique puissante de l'engloutissement total précèdera les larmes qui annoncent enfin une possible rédemption.

    "... Si je sais que je ne le suis pas, je ne doute pas que le monde, lui, soit fou, qu'il l'ait toujours été, qu'il le devienne de plus en plus. Je veux croire cependant que sa déraison m'épargne - il faut bien que je lui échappe puisque j'en ai conscience..."

    Ce roman m'a laissée perplexe, à la fois intéressée et agacée par une logorrhée verbale dérangeante, une écriture souvent un peu trop appuyée comme si l'auteur craignait de ne pas être compris et un désir évident d'aborder des sujets sociétaux qui n'étaient pas indispensables ici.
    Malgré mes réticences j'ai trouvé dans ce récit des passages séduisants qui confirment que l'auteur est un écrivain sensible capable de nous émouvoir. Copieusement allégé, ce qu'il aurait perdu en longueur, il l'aurait gagné en intensité et aurait pu prétendre au terme si convoité de nouvelle !

    "Un jour de pluie, je partirai. Et jamais l'on n'entendra plus parler de moi. Il ne restera rien. Même pas des traces de pas dans la terre gorgée d'eau sur laquelle s'abat le perpétuel déluge de la vie. A peine le souvenir très vague de cette vérité vraie que, je le sais, moi aussi, à mon tour, j'aurais crue." 





    Editions Gallimard 2016 (261pages - 19,50€)  


 


 
 





mercredi 1 février 2017

Kinderzimmer de Valentine Goby

    "Elle dit mi-avril 1944, nous partons pour l'Allemagne.

    On y est. Ce qui a précédé, l'arrestation, Fresnes, n'est au fond qu'un prélude. Le silence dans la classe naît du mot Allemagne, qui annonce le récit capital. Longtemps elle a été reconnaissante de ce silence, de cet effacement devant son histoire à elle, quand il fallait exhumer les images et les faits tus vingt ans ; de ce silence et de cette immobilité, car pas un chuchotement, pas un geste dans les rangs de ces garçons et filles de dix-huit ans, comme s'ils savaient que leurs voix, leurs corps si neufs pouvaient empêcher la mémoire. Au début, elle a requis tout l'espace. Depuis Suzanne Langlois a parlé cinquante fois, cent fois, les phrases se forment sans effort, sans douleur, et presque, sans pensée.

    Elle dit le convoi arrive quatre jours plus tard."

    Et Suzanne raconte sans trébucher, quand elle s'appelait Mila, son nom de résistante : son arrestation à Paris au printemps 44, à l'âge de 20 ans, le départ pour Ravensbrück, le voyage déjà une torture, la découverte du camp où sont parquées 40.000 femmes venues de toute l'Europe, les règles à ne pas enfreindre pour échapper aux hurlements, aux coups, aux sanctions dégradantes, l'appel à 3h30 dans le froid et l'obligation de rester des heures dans une parfaite immobilité - faire la stèle disaient-elles-, la saleté, les puanteurs insoutenables, les maladies qui les déciment les unes après les autres, la faim qui obnubile et les pousse à des actes délirants.
    Quand Mila arrive au camp elle sait qu'elle est enceinte, décide de n'en rien dire et grâce à la complicité de codétenues elle pourra garder l'événement secret jusqu"au bout. Elle découvrira alors la "chambre des bébés" (Kinderzimmer) où son fils viendra au monde. Un lieu qui focalise un semblant d'espoir même si les bébés naissent avec "des visages de vieux et une espérance de vie de 3 mois" !

    A mon actif, la lecture d'une bonne vingtaine d'ouvrages sur le sujet, dont certains m'avaient particulièrement impressionnée, m'incitaient à penser que j'avais fait le tour de la question. Mais franchement peut-on jamais en avoir fini avec la Shoah ?
    Quand le livre paraît en 2013 l'auteure n'a pas quarante ans et une grande maîtrise de l'écriture. Rédigé au présent, le récit s'inscrit dans une réalité à laquelle le lecteur ne peut échapper. Sans en minimiser la valeur, les précédents témoignages se plaçaient le plus souvent à hauteur du constat et du souci de  fidélité à l'horreur qu'ils décrivaient. Dans Kinderzimmer, loin d'un "cérébral" qui passe la main,  l'auteure en  convoquant les "sensations" privilégie le corps qui prend le pas sur la raison. Son langage cru, viscéral nous immerge dans la puanteur, dans le froid, dans la merde, dans un monde où la raison est bouffée par la faim qui ôte tout jugement et transforme l'être humain en animal.
    Et pourtant, comme venue du fond de leur humanité qu'on essaie de tuer, surgissent des lueurs d'un espoir infime, des mouvements de solidarité et, surtout, l'impérieux désir de résister et de se souvenir afin de pouvoir témoigner.

 
     "Tenir. Même quand ils viennent sélectionner dans les Blocks, directement. Qu'ils ordonnent aux femmes de défiler robes relevées, les font courir, et se moquent de la stupeur de celles qui attendent leur tour, les vieilles aux chevilles enflées, les avec de la merde, de l'urine plein la culotte, avec chaussures béantes, avec plaies purulentes ; les chauves, les sans dents, les yeux jaunes, la gale dans les coudes dans les genoux, les qui se tiennent très droites pour faire bonne impression, les bonnes élèves, pour ne pas être prises cette fois encore et se maintenir dans le groupe de droite, celui des fortes, des encore capables, des présentables à l'ennemi. Regarder, les yeux grands ouverts, ne rien oublier, se rappeler la première fois, le 18 janvier..."

    Editions Actes Sud 2013 Prix des libraires 2014
    Editions Babel 2015 (220 pages - 7,80€ )

   Valentine Goby dédicacera son livre "Un paquebot dans les arbres" à La Librairie Café de Crécy la Chapelle (77) le dimanche 26 février à partir de 15 heures.