jeudi 25 décembre 2014

Un jeune homme prometteur de Gautier Battistella


     Mémé était venue les chercher, Jeff et lui, pour les emmener à Labat dans son village isolé des Pyrénées. "Personne ne voulait de nous à l'orphelinat parce qu'on était deux, qu'on refusait de se quitter, et que Jeff se bagarrait tout le temps." Elle avait signé les papiers et ils étaient partis "dans sa voiture cabossée, une 4L grise qui sentait le foin." Ils n'ont pas posé de questions, ils ont simplement vu son "vrai sourire, large, qui donne une bourrade dans le dos."
    Mémé avait besoin d'aide à la ferme, pour la litière de la vache, pour exterminer les limaces qui mangeaient toutes les provisions et qui allaient finir par les affamer. Jeff était très fort et se chargeait des gros travaux. "Je l'aidais à terminer ses devoirs quand il avait envie de s'y mettre. Lui me protégeait. Les gens trop malins se font beaucoup d'ennemis. Je n'ai jamais eu tellement d'amis." Jeff, quand il était en colère devenait incontrôlable et faisait des drôles de choses et c'est sûrement pour ça que les autres nous regardaient d'une drôle de façon.
    Parce qu'il aimait les livres, Mémé lui avait présenté sa voisine Madame Petrovna, un peu étrange, les enfants l'appelaient la sorcière. Intrigué, sa maison pleine de livres, les histoires qu'elle racontait l'aimantaient. Puis un jour, elle lui a montré : "Elle était ronde et dorée. Je n'avais jamais vu de machine à écrire en vrai. Elle avait un prénom : Rémington 12. C'était une fille... C'est comme ça que tout a commencé. Par quelques notes sur le piano à mots." Quand elle lui a fait cadeau de la Rémington, il a su qu'il deviendrait écrivain.
    Il continue sa scolarité, Jeff se moque souvent de lui, il le laisse dire. A l'adolescence, il rencontre Marie dont il devient amoureux. Leur idylle ne dure qu'un temps, elle l'abandonne, il en est fou de rage. Mémé disparaît à son tour, définitivement, lui laissant la maison. Jeff est parti et ne donne plus signe de vie. C'est l'occasion pour lui d'aller à Paris se frotter au monde littéraire de la capitale, il y songe depuis si longtemps ! Rapidement il trouve un emploi de pigiste, rêve d'écrire un roman, de devenir célèbre ! Très vite il perd les illusions de son inexpérience, le monde littéraire et les médias lui font horreur. Déçu, révolté il étouffe dans cette jungle.
    Seules éclaircies dans cette jungle, les visites qu'il rend à sa mère. Il a fini par la retrouver et va régulièrement la voir à ...Sainte-Anne où elle est internée depuis des années. Elle accepte les entrevues sans le reconnaître, il ne semble pas en être perturbé.
    Sur les conseils du Docteur Blandin, le père de Marie qui avait soigné Mémé et avec qui il était toujours resté en relation, il part pour Bangkok où il rencontre l'écrivain qui avait obtenu le Prix Goncourt il y a quelques années ... l'imprévisible, l'insaisissable Philippe Grêle !

    Impossible de résister à la vitalité du narrateur, à son désir d'avancer malgré les embûches qui jalonnent son chemin. On suit d'autant mieux son parcours que l'auteur adapte le récit au fur et à mesure des années qui défilent  malmenant le lecteur comme la vie malmène le garçon. L'écriture est imagée, juste avec, parfois, une pointe d'humour qui la rend pertinente quand elle juge les adultes, enthousiaste, émouvante quand elle se teinte de tendresse, violente et même insoutenable quand elle décrit certaines scènes.
    L'auteur bouscule le lecteur qui lui pardonne volontiers parce qu'il sait si bien parler des mots, de l'inspiration et de l'incontournable désir d'écrire, pare qu'il ose évoquer, avec lucidité, l'univers pollué d'un certain milieu littéraire et médiatique. Comment ne pas penser au pamphlet de Pierre Jourde 'La littérature sans estomac."

    Editions Grasset 2014 (398 pages-20€)

    Gautier Battistella est né en 1976, il vit à Paris.
    Un jeune homme prometteur est son premier roman.





lundi 8 décembre 2014

Le ravissement des innocents de Taiye Selasi


    Premier roman d'une jeune auteure née à Londres le 2 novembre 1979 d'un père ghanéen et d'une mère anglaise. De 5 à 21 ans, après le divorce de ses parents, elle vit avec sa mère au Massachusetts. A l'âge de 15 ans elle va pour la première fois au Ghana et par la suite retourne chaque été en Europe et en Afrique. Au printemps 2011, diplômée de l'université de Yale, elle choisit de poursuivre son cursus à Londres et de rester en Europe. Désormais, elle vit à Rome, les loyers exorbitants de Paris l'ayant dissuadée de s'y installer.

    "Kweku meurt pieds nus un dimanche matin avant le lever du jour, ses pantoufles tels des chiens devant la porte de sa chambre."
    C'est ainsi que commence l'histoire de la famille Sai, par la fin en quelque sorte, puisque Kweku, le père, se meurt d'un infarctus dans le jardin de sa villa au Ghana. Inexplicable réaction du médecin qu'il était devenu à Boston, il semble ne rien vouloir tenter pour éviter que l'issue ne lui soit fatale.
    Le Ghana, il en était parti pour fuir la misère et entreprendre aux Etats Unis des études de médecine. Devenu chirurgien, sa carrière s'annonçait prometteuse. Il vivait à Boston avec Folasadé la belle nigériane et leurs quatre enfants. Olu l'aîné suivra l'exemple de son père et deviendra un prestigieux médecin. Les jumeaux, Kehinde l'artiste coté et Taïwo "une beauté improbable, une fille impossible" ne cesseront jamais d'entretenir une relation fusionnelle. Quant à Sadie la benjamine, sauvée à sa naissance grâce à l'acharnement de son père, bien que complexée par la réussite de ses aînés fera de brillantes études.
    Heureuse et sans histoire, la cellule familiale explose quand Kweku, indûment renvoyé de sa clinique, profondément blessé, n'aura pas la force d'affronter la situation. Sans préavis, sans explications, il abandonne femme et enfants, décide de repartir dans son pays pour reconstruire une autre vie... avec une autre femme qui lui donnera un fils.
    La mort de Kweku oblige le retour au Ghana de la famille éparpillée. La vie a séparé les enfants devenus adultes, les retrouvailles vont resserrer les liens qui s'étaient relâchés mais aussi permettre à certains de se libérer en révélant ce qu'ils avaient toujours tu dans leur enfance redonnant, ainsi, à la tribu toute son unité.

    Dans ce roman, l'auteur s'attache aux détails, fouillant à l'extrême ses descriptions sans omettre de rythmer son récit. La construction éclatée dont la densité parfois retire un peu de clarté au propos requiert, alors, du lecteur une attention un peu plus soutenue.
    "C'est l'histoire d'une famille avec ses ruptures, ses déchirements, ses secrets et sa réconciliation."
Loin d'elle l'idée de faire un roman africain, c'est une histoire humaine et universelle et elle refuse que son roman soit enfermé dans une catégorie "comme elle ne veut être d'aucun pays en particulier."
    Quand j'aurai ajouté que son père est un brillant chirurgien, qu'après son départ elle a été élevée par sa mère et qu'elle a une soeur jumelle, difficile pour le lecteur de ne pas faire de rapprochement entre son parcours et celui de certains de ses personnages. C'est probablement pourquoi, elle tient à préciser que ce livre est bien un roman !

    Ghana must go 2013
    Editions Gallimard 2014 Traduit de l'anglais par Sylvie Schneiter
    366 pages- 21,90 €












lundi 17 novembre 2014

Berceau d'Eric Laurrent


    Histoire d'une adoption précise l'éditeur !
Bien sûr, il sera question de tracasseries administratives, d'un orphelinat où les nourrissons attendent dans leurs berceaux d'hypothétiques parents. Mais qui connaît l'auteur et ses précédentes parutions ( en particulier Les Découvertes en 2011 où il revient sur son enfance et sa jeunesse), sa propension à élever le débat, sait qu'il ne sera pas uniquement question de couches et de biberons ... mais avant tout d'une rencontre et du cheminement d'un homme vers la paternité.

    Un petit garçon naît le 1er avril 2012 à la maternité de Rabat. Abandonné par sa mère célibataire, il est transféré à l'orphelinat où on le prénomme Ziad. Le 27 avril, la responsable de l'institution dépose l'enfant dans les bras d'Eric Laurrent et de Yassaman sa compagne. Tout semble aller très vite. Mais c'est sans compter avec la"réislamisation" du Maroc qui s'oppose à toute démarche d'adoption non-marocaine et refuse la sortie du territoire aux enfants adoptés par des étrangers.
     Pendant 18 mois ils devront se contenter de visites à l'orphelinat où ils restent enfermés de 9 à 18 heures pour s'occuper du bébé, l'apprivoiser et s'initier à leur rôle de parents. Grâce à l'intervention d'une princesse chérifienne ils obtiendront enfin le droit de sortir l'enfant de l'institution mais devront séjourner au Maroc en attendant que leur soit donnée l'autorisation de le ramener en France.

    " Longtemps, je n'ai pas voulu être père ! "
L'auteur pense ainsi préserver sa liberté, éviter les rapports père-fils le plus souvent conflictuels et ne pas prendre le risque de donner la vie à un être qui n'a rien demandé. Toutes ces interrogations fondront comme neige au soleil quand le petit bonhomme qu'il tient dans ses bras consentira à lui sourire.
    " Je fonds aussitôt en larmes : en un instant, il est devenu mon fils. "
    Commence alors pour l'auteur et sa compagne le long apprentissage du "métier" de parents, ses embûches mais surtout ses émerveillements devant les progrès journaliers du nourrisson que le père attentif  retranscrit au fil des jours écrivant ainsi ce qui restera pour Ziad dans les années à venir le témoignage inestimable de ses premiers instants de vie.
    Et pour appuyer son propos, l'auteur convoque Montaigne, Pascal, fait référence à la Bible et retrouve dans certaines scènes quotidiennes des réminiscences de tableaux de la Renaissance.
    Comme toujours, son écriture est de grande tenue, d'une rare élégance, ici, empreinte d'une immense tendresse, déclaration d'amour et de bienvenue à l'enfant au sein de cette famille cosmopolite.
    Un père d'origine italienne et une mère iranienne marchent en tenant par la main leur enfant marocain ! Image symbolique et rassurante qui laisse à penser que c'est encore possible en ces temps d'intolérance que nous vivons.

    Les Editions de Minuit 2014 (94 pages-11,50€)

  


lundi 3 novembre 2014

Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud




   1942, Albert Camus publiait "L'étranger", son premier roman qui débutait par cette phrase devenue célèbre "Aujourd'hui, maman est morte."
    2014, Kamel Daoud  publie "Meursault, contre-enquête" son premier roman qui débute par :"Aujourd'hui, M'ma est encore vivante."
   Loin d'être fortuite, cette similitude risque fort d'intriguer les lecteurs sur les deux rives de la Méditerranée. Que cherche Daoud après tant d'années ? Régler un contentieux avec l'auteur de L'étranger ? Hautement improbable : de son propre aveu il admire trop Camus ! Ou alors, tout simplement, réparer une omission en donnant enfin une identité à "l'arabe" assassiné !

     "... c'est une histoire qui remonte à plus d'un demi-siècle. Elle a eu lieu et on en a beaucoup parlé. Les gens en parlent encore, mais n'évoquent qu'un seul mort - sans honte vois-tu, alors qu'il y en a deux, de morts. Oui, deux. La raison de cette omission ? Le premier savait raconter, au point qu'il a réussi à faire oublier son crime, alors que le second était un pauvre illettré que Dieu a créé uniquement, semble-t-il, pour qu'il reçoive une balle et retourne à la poussière, un anonyme qui n'a même pas eu le temps d'avoir un prénom."

    Daoud lui donne non seulement un prénom, Moussa, mais aussi une mère, un frère et un père absent. M'ma devenue silencieuse passera les années à chercher le cadavre de son fils et Haroun à essayer d'être le substitut du frère disparu.
    Dans un bar où il s'alcoolise, Haroun devenu vieux raconte à l'auteur la vie d'une famille dévastée par l'assassinat de Moussa et l'injustice du jugement qui condamne Meursault, non pas pour avoir tué "l'arabe" mais pour ne pas avoir pleuré à l'enterrement de sa mère !
    Arrivera la période de l'indépendance de l'Algérie avec ses bouleversements et ses exactions, ses revirements de situations et la boucle se refermera quand Haroun sera contraint de tuer "un blanc", assassinat qui ne sera jamais découvert et restera donc impuni.

    C'est un livre qui demande attention et persévérance, exige des retours en arrière pour en saisir tout le sel, pour savourer les analogies et les parallèles avec L'étranger que j'avais eu la bonne idée de relire avant d'aborder Meursault, contre-enquête.


    Chroniqueur depuis 17 ans au Quotidien d'Oran, Kamel Daoud écrit, dans un pays de langue arabe, en Français. Français qu'il avait appris seul dès l'âge de neuf ans.

    Editions Actes Sud 2014 (153 pages - 19€)










vendredi 17 octobre 2014

L'autoroute de Luc Lang


    Un soir d'octobre, à Orchies dans le Nord, la vie de Frédéric a basculé parce que le train d'Armentières bloqué par les intempéries n'est jamais arrivé, parce qu'Alfred a changé d'avis et que Thérèse et Lucien venus l'accueillir l'ont attendu en vain, parce que tous les trois sont entrés au café de la gare et que Thérèse, suivie de Lucien est venue s'asseoir à sa table...
    "Elle avait dû voir dans mon regard un peu perdu que c'était le moment d'entrer dans ma vie..."
    Thérèse n'est plus très jeune, si elle n'est pas jolie, son humanité lui confère une beauté qui ne s'affiche pas d'emblée. Difficile de résister à sa générosité enveloppante qu'elle noie sous un flot continu de paroles. Quand elle propose au "voyageur" de l'héberger, médusé, comme engourdi il ne pense même pas à refuser.
    "...quand je songe à la manière dont j'ai basculé dans leur monde, définitivement, sans un mot, sans un sursaut, sans..."
    Au matin, il découvre le château délabré et son jardin tout près de l'autoroute, fait plus ample connaissance avec ses hôtes, et accepte de rester puisque Thérèse lui a trouvé du travail.
    Rencontre avec ces plaines, lieux de perdition totale (dixit l'auteur) où les machines monstrueuses arrachent à la terre lourde et grasse les betteraves le jour et la nuit dans le froid et le bruit atténué par le jazz que Frédéric écoute au casque, le son poussé au maximum. Le jazz, musique de résistance et de nuit !
    Découverte d'un monde à part qui ne serait rien sans Thérèse qui en est l'âme et qui fredonne des blues quand elle se croit seule, que Lucien observe d'un oeil attentionné comme pour la protéger d'une vie qui l'habite encore. Quand un soir, Thérèse ira rejoindre l'autoroute qui la fascine avec ses glissières et ses lumières qui strient la nuit, Frédéric se reprochera de n'être resté que ce qu'il a toujours été au long de cette histoire un spectateur et cette nuit, tout particulièrement, un spectateur tétanisé par la délirante beauté du spectacle.

Générosité, tendresse, Thérèse ne peut accepter d'y renoncer, comme elle ne peut oublier le souvenir de ce qu'elle a été et quand ce souvenir revient la hanter elle ne résiste pas au bonheur de faire revivre son passé.
    L'auteur nous avait réjouis avec son précédent roman, Mother, le portrait d'une mère "déjantée" qui vivait une relation fusionnelle avec son fils. L'autoroute n'est pas moins réussi, il nous offre encore une fois un splendide portrait de femme d'une humanité peu commune.

   Editions Stock 2014, 142pages (16'50€)

samedi 27 septembre 2014

L'Amour et les forêts d'Eric Reinhardt


    "J'ai eu envie de connaître Bénédicte Ombredanne en découvrant sa première lettre : c'était une lettre dont la ferveur se nuançait de traits d'humour, ces deux pages m'ont ému et fait sourire, elles étaient aussi très bien écrites, c'est un alliage suffisamment rare pour qu'il m'ait immédiatement accroché."

    Dans cette lettre, Bénédicte Ombredanne, expliquait à l'auteur combien elle avait été sensible aux qualités littéraires et humaines de son livre, qualités qui avaient trouvé chez elle un écho tout particulier. L'adresse électronique notée sous la signature appelait implicitement une réponse. A la fois flatté et intrigué il avait décidé de lui écrire. Après une seconde lettre où elle analysait avec pertinence son roman, il lui avait proposé une entrevue lorsqu'elle viendrait à Paris. C'est au cours de leur deuxième entretien que Bénédicte laissa tomber le masque pour se livrer sans retenue abandonnant les réticences qu'il avait bien senties sans oser insister par discrétion. Victime du harcèlement d'un mari violent, sa vie était devenue un véritable enfer qu'elle avait réussi à cacher à son entourage mais pour combien de temps encore. Afin de l'aider Eric Reinhardt l'avait encouragée à se confier quand elle en aurait la possibilité.

    Dès les premières lignes j'ai su que j'allais trouver dans ce livre tout ce que j'attends d'une lecture : qu'elle m'étonne, me surprenne, que le sujet porte à réflexion et que l'écriture soit digne de ce nom. Mais, je l'avoue, je n'avais pas envisagé de m'impliquer émotionnellement à ce point.
    Cette implication n'est pas étrangère à la qualité de l'écriture : concision dans l'analyse du comportement de ce mari passé maître en humiliation et insulte qu'il distille en permanence probablement pour masquer sa propre médiocrité, précision dans le processus de destruction qui annihile chez cette femme la possibilité de se révolter et d'agir.
   Je suis restée indignée devant l'acharnement et le savoir-faire du mari, incrédule devant la passivité de cette femme à se laisser détruire parce que je n'avais pas réalisé que le but du harcèlement c'est la perte d'identité de l'autre. Il avait pris sur elle "une emprise absolue, il était parvenu à la rendre à ce point dépendante, affectivement, de sa personne, qu'il pouvait, par son comportement, de la manière la plus primaire, agir sur la psychologie et sur l'état mental et donc physique de Bénédicte..." J'ai été horrifiée par l'ampleur et la constance de la perversité de cet homme qui ne renonça jamais à l'exercer, pas même devant la mort, et dont la "folie" destructrice aura su gagner l'adhésion de ses enfants.

    Au fil des pages arrive le temps de la compassion mais certainement pas celui de l'oubli. Le lecteur gardera en mémoire, pour la beauté de sa narration, le seul moment de révolte que Bénédicte s'est octroyé : une journée dans la forêt des Vosges, une rencontre dont le souvenir lumineux éclairera toutes ses années à venir et que nul ne pourra jamais lui ravir.

    Editions Gallimard 2014 (366 pages, 21,90€)





vendredi 12 septembre 2014

Joseph de Marie-Hélène Lafon

  
  "Les mains de Joseph sont posées à plat sur ses cuisses. Elles ont l'air d'avoir une vie propre et sont parcourues de menus tressaillements. Elles sont rondes et courtes, des mains presque jeunes comme d'enfance et cependant sans âge. Les ongles carrés sont coupés au ras de la chair, on voit leur épaisseur, on voit que c'est net, Joseph entretient ses mains, elles lui servent pour son travail, il fait le nécessaire. Les poignets sont solides, larges, on devine leur envers très blancs, charnu, onctueux et légèrement bombé. La peau est lisse, sans poils, et les veines saillent sous elles. Joseph tourne le dos à la télévision. Ses pieds sont immobiles et parallèles dans les pantoufles à carreaux verts et bleu marine achetées au Casino chez la Cécile; ces pantoufles sont solides et ne s'usent presque pas, leur place est sur l'étagère à droite de la porte du débarras."


    La densité de ces premières lignes est chose rare ! En creux, elles dessinent tout ce que l'on doit savoir de Joseph. Un portrait détaillé serait superflu. D'ailleurs l'auteure se contente d'ajouter seulement qu'il aura bientôt cinquante-neufs ans et qu'il pense que "un patron comme celui-là allait bien pour se finir." Il songe à la retraite, se souvient de toutes les places qu'il a faites, les bonnes et les mauvaises où les "sournois" maltraitent les bêtes dans le dos du patron. Celles-là, il les avait quittées rapidement parce qu'il aime son travail et le fait en pensant à tout ce qui est bon et bien. Joseph est un doux taiseux, un observateur affûté qui sait resté discret et réservé.
    "Joseph avait eu un trou dans sa vie, au milieu, entre trente-deux et quarante-sept ans; il y pensait comme à un fossé plein de boue froide avec des bords glissants où il serait tombé en sortant du café, et rien pour s'appuyer, rien à quoi se retenir;"
    C'était après avoir connu et vécu avec Sylvie qui est partie en le laissant seul avec son désir de famille. Trois cures plus tard, il s'en est sorti, heureux qu'un patron accepte de lui faire encore confiance, de pouvoir rester au pays et de ne pas partir à la ville comme son frère qui s'est marié et investi dans un commerce.


    Peu de chapitres, jamais d'alinéas, des phrases courtes qui donnent au récit un rythme et une continuité qui ôtent au lecteur toute velléité de faire une pause. Un vocabulaire simple, précis qui ne doit certainement rien au hasard, enrichi d'expressions pas encore totalement disparues, propres aux gens de la terre comme si là-bas on ne voulait pas perdre son temps en mots inutiles.
    En racontant Joseph témoin de son temps l'auteure rend hommage au monde paysan du Cantal, à ce monde silencieux et vieillissant où le travail est rude, exécuté sans plainte et sans récrimination par des hommes conscients d'en être probablement les derniers survivants.

    Editions Buchet-Chastel 2014 (140 pages, 13€)







mercredi 3 septembre 2014

La fille de mon meilleur ami d'Yves Ravey



    "Avant de mourir à l'hôpital de Montauban, Louis m'avait révélé l'existence de sa fille Mathilde dont il avait perdu la trace. Il savait seulement qu'elle avait passé des années en asile psychiatrique et qu'on lui avait retiré la garde de son enfant.
    Il m'a alors demandé de la retrouver. Et j'ai promis. Sans illusion. Mais j'ai promis. Et c'est bien avec elle que tout a commencé."

   Non, "Les Tontons flingueurs" ne sont pas de retour ! Yves Ravey n'est pas Michel Audiard : ici pas de joyeuseté, pas de parodie, mais une histoire sérieuse qui se dévide et se complique au fil des pages.
    William Bonnet et Louis s'étaient connus en Afrique et ne s'étaient jamais perdus de vue. William, directeur financier des Cycles Vernerey à Montceau-les-Mines, en délicatesse avec son patron, est prié par celui-ci de rester à l'écart de l'entreprise. Entièrement disponible, il part à la recherche de Mathilde, finit par la retrouver pour constater qu'elle est toujours aussi imprévisible. Elle réussit à le convaincre que pour aller mieux elle doit absolument voir son fils malgré l'interdiction du juge.
    Roméo vit à Savigny-sur-Orge chez son père remarié avec Sheila qui élève l'enfant. Anthony, l'ex de Mathilde, travaille à l'usine Rhône-Poulenc où il est trésorier syndical de la caisse de solidarité des ouvriers en grève. William a promis, Mathilde verra l'enfant, sans lui parler, et ils repartiront aussitôt après. Et c'est ainsi que William et Mathilde se retrouvent au motel de Savigny.
    Situation simple me direz-vous, oui mais voilà, avec Yves Ravey les situations ne restent jamais simples et les complications resserrent l'intrigue, les détails insignifiants (?) pleuvent, alertent le lecteur aux aguets qui finit par réaliser que l'engrenage se grippe, les faits dérapent sous la pression d'un contexte social qui risque de changer la donne.
    Et puis, William Bonnet est-il vraiment ce qu'il prétend être, est-il capable de gérer Mathilde qui n'est pas au mieux de sa forme et devient vite incontrôlable ?
    On a des doutes, on croit savoir, mais non, l'auteur nous distille une autre intrigue adaptée aux circonstances et construit peu à peu une oeuvre littéraire qui a tout du polar sans en en avoir le nom.
   
      Les Editions de Minuit 2014, 156 pages, 14€

jeudi 28 août 2014

Dans le grand cercle du monde de Joseph Boyden

    "Toute ma vie j'ai voulu écrire ce roman, mais j'ai compris que je n'en serais pas capable avant d'en avoir écrit d'autres."

    Un recueil de nouvelles et deux romans plus tard il publie ce livre, 2ème volume de la trilogie qu'il consacre à la famille Bird de la communauté indienne des Crees.
    En 2005, la publication du 1er volume, Le chemin des âmes, accueilli avec succès, l'avait propulsé au rang des écrivains importants de la littérature canadienne anglophone.
    D'origine indienne par sa mère, il a grandi dans la région où se déroule le roman. C'est un livre sur mon histoire précise-t-il et sur l'histoire du Canada et du Nord-Américain au XVII ème siècle quand débarquent de France les Jésuites venus évangéliser un peuple "sauvage" soutenus par un gouvernement français bien décidé à en tirer profit.

    Deux cultures riches de leur passé, de leurs coutumes et de leurs croyances ne peuvent que s'affronter dans l'incompréhension et la violence. Des dieux incompatibles, des visions fondamentalement opposées, la perspective chrétienne qui pense que l'homme maître de la planète peut en disposer à sa guise alors que le peuple indien ne pense en être que le simple dépositaire avec toutes les limites de respect et de préservation que cela impose. Les indiens savent d'instinct que la nature peut devenir leur pire ennemi, les "corbeaux" l'apprennent vite à leur dépens.

    "La réussite se mesure de différentes manières. Il y a la chasse réussie. La moisson réussie. Et pour certains, la moisson des âmes réussie. Nous observons tout cela, fascinés et effrayés. Oui, nous avons vu tout cela arriver et, oui, nous avons souri parfois, mais le plus souvent nous étions remplis d'inquiétude. Le monde cependant doit changer. Ce n'est pas un secret."

    Trois narrateurs, un blanc et deux indiens sont les conteurs de cette histoire compliquée par les luttes perpétuelles exacerbées par l'arrivée des européens que se livrent les Hurons et les Iroquois. Oiseau, grand guerrier huron, Chutes de neige jeune adolescente iroquoise et Christophe jésuite français sont les trois "je" qui monologuent à tour de rôle.Trois témoignages historiques, humains qui éclairent le vivre au quotidien des indiens, leurs guerres tribales, le rôle des Jésuites et de la France dans le Canada en devenir.
    Si parfois j'ai été révoltée par l'intrusion, le terme me semble faible, que les missionnaires ont imposée aux "sauvages", je dois mettre à leur actif le courage dont ils ont su faire preuve : quand ils partaient, c'était rarement avec un billet de retour, ils en connaissaient les risques et savaient que la torture, chez les indiens, n'est pas un vain mot. Mourir pour sa foi n'est pas à la portée de tous, les "sauvages" le savaient et respectaient leur courage.  

    Une écriture réaliste, poétique, émaillée d'expressions indiennes : les bois-charbons, les maisons-longues, Piquants-de-Porc -Epic, Petite Oie, Renard...immergent le lecteur dans un monde inconnu qui peut le dérouter mais parfois forcer son admiration. Les scènes de torture difficilement supportables risquent de déranger certains. Qu'il soit porté par le chant de mort d'un indien ou le cantique d'un chrétien l'ultime sacrifice empreint d'une indéniable grandeur n'en reste pas moins discutable à nos yeux.

    "Nous menons tous nos propres guerres, des guerres pour lesquelles nous serons jugés. Certaines, nous les menons dans les forêts proches de chez nous, d'autres dans les jungles lointaines ou dans de distants déserts brûlants. Nous menons tous nos propres guerres, aussi vaut-il peut-être mieux ne pas juger, car il est rare que nous sachions pourquoi nous nous battons avec autant de sauvagerie."

    Un grand livre aux qualités romanesques évidentes et d'une cuisante actualité.

Editions Albin Michel 2014, traduit de l'anglais (Canada) par Michel Lederer. 597 pages, 23,90€
The Orenda 2013 Canada.









   

dimanche 3 août 2014

l'Exception d'Audur Ava Olafsdottir

    C'est par cette troisième publication que j'aborde l'oeuvre de l'auteur. Ses deux précédents romans (Rosa Candida, l'Embellie) favorablement accueillis par la presse et les lecteurs, j'attendais donc beaucoup de cette rencontre. L'enthousiasme n'était pas au rendez-vous !
     Maria et Floki mariés depuis 11 ans, parents de deux jumeaux  de 2 ans sont l'image même du couple parfait. Pourtant, le soir de la Saint-Sylvestre Floki annonce à sa femme qu'il la quitte pour aller vivre avec son amant.
    "-Tu es l'exception de ma vie, dit-il. Je me sentais bien avec toi mais je savais que ça ne pourrait pas durer éternellement."
    Une femme qui n'a rien vu venir,  qui espère le retour de son mari déterminé à n'en rien faire, une voisine consolatrice et psychologue, des parents compréhensifs, des amis navrés, tous ces personnages évoluent sans faire de vagues dans une nuit polaire qui ne laisse place à la lumière que quelques heures par jour.    L'auteur accumule, en dernière partie, des révélations qui font du mensonge la base même du roman, alors que la passivité et la naïveté de Maria en font la victime idéale. C'est l'histoire d'une destruction sans révolte et sans colère, d'une reconstruction rythmée par les gestes du quotidien décrits avec sensibilité et minutie.
    Pas mal écrit, pas vraiment ennuyeux, il manque à ce roman islandais le peu de relief qui atténuerait l'impression d'uniformité qui pèse sur le récit.
    D'aucuns ont parlé de poésie, personnellement, je ne l'ai pas rencontrée. Malgré ces réticences je reste persuadée que le livre saura trouver ses aficionados.
   
    Editions Zulma 2012 traduit en français par Catherine Eyjolfsson en 2014 (338 page-20€)










dimanche 27 juillet 2014

Tempête de J.M.G. Le Clézio

    Deux novellas composent la dernière parution de J.M.G. Le Clézio. Deux histoires liées par la constante préoccupation de l'auteur de mettre en scène des personnages abîmés par la vie.

    "Tempête", sur l'ile coréenne d'Udo, la vie va au rythme de la mer et du vent. Il y a 13 ans la mère de June était venue pour y cacher sa grossesse et accoucher. Elle n'était jamais repartie et comme les autres femmes elle n'avait pas eu d'autre choix pour survivre que de devenir pêcheuse d'ormeaux.
    Il y a 30 ans, Mr Kyo avait débarqué sur l'île avec Mary. Elle cherchait le silence et la solitude. Lui, ancien correspondant de guerre condamné pour ne pas être intervenu lors du viol d'une jeune vietnamienne par des GI's, espérait y trouver l'oubli et le repos. Un soir Mary avait disparu et Mr Kyo était reparti seul. Pour renouer avec un passé qui le hante, il décide de revenir sur l'île pour apprendre à ...pêcher.
    "Au début, j'ai pensé que je revenais sur cette île pour mourir, moi aussi. Retrouver la trace de Mary, entrer un soir dans la mer et disparaître."
    Mais il a rencontré June et entre cette fillette de13 ans qui n'a pas connu son père et le vieil homme qui cherche l'oubli, se noue une relation informelle dont le dénouement ne sera peut-être pas celui que le lecteur attendait.

    "Une femme sans identité", au Ghana, dans la famille d'un riche expatrié, Rachel apprend qu'elle n'est pas la fille de la femme de son père et que Bibi n'est que sa demi-soeur. De sa mère, elle ne saura rien si ce n'est qu'elle est africaine. Des revers de fortune obligent la famille à rentrer en France pour s'installer en banlieue. L'exil sera pour Rachel une lente descente aux enfers sans qu'elle ait pu sauver Bibi de sévices sexuels répétés.
    "J'étais du côté des errants : clodos, mendiants, enfants affamés, pickpockets, putes, vieillards solitaires... Et moi j'étais celle qui n'avait pas de nom, pas d'âge, pas de lieu de naissance, j'arrivais là sur ce terre-plein comme une pelure poussée par la vague." 
    Si Bibi finit par s'en sortir, Rachel continue de se noyer en songeant à l'Afrique où elle rêve de retourner, sa seule chance de retrouver ses racines


    Le format de la novella sied parfaitement à l'auteur : plus courte que le roman, elle gagne en concision, en intensité tout en laissant au lecteur le temps de s'immerger dans le récit.
    Dans Tempête, l'écriture ne semble qu'effleurer les personnages et les lieux. Sa légèreté va pourtant à l'essentiel et fait du lecteur un témoin attentif, ému et parfois attendri. Par sa fraîcheur et sa naïveté June adoucit le caractère douloureux de l'histoire sans le minimiser.
    Dans Une femme sans identité, le ton se durcit, devient abrupt à l'image d'un monde violent, rude aux déracinés comme Rachel à jamais privée de ses origines.
    Une ode à la vie de deux ados en mal d'identité, de reconnaissance et d'amour filial qui avancent vers la vie lestées d'un lourd bagage de traumas infligés par des adultes plus prédateurs que protecteurs !
    Une écriture qui se met au diapason de chaque personnage, montre sans juger et laisse ainsi au lecteur le sentiment d'un parfait accomplissement.

    Est-il nécessaire de rappeler que Mr J.M.G. Le Clézio a obtenu pour l'ensemble de son oeuvre Le Prix Nobel de Littérature en 2008 ?

   Editions Gallimard 2014 (230 pages- 19,50 €)
   







vendredi 4 juillet 2014

Une terre d'ombre de Ron Rash

    "Une terre d'ombre et rien d'autre, lui avait dit sa mère, qui soutenait qu'il n'y avait pas d'endroit plus lugubre dans toute la chaîne des Blue Ridge. Un lieu maudit, aussi, pensait la plupart des habitants du comté, maudit bien avant que le père de Laurel n'achète ces terres."

     Ces terres, le père ne les avait pas payées cher mais elles avaient usé leur vie. A la mort de leurs parents, Laurel et Hank en ont héritées et vivent depuis au fond du vallon que le soleil peine à réchauffer et où jamais personne ne s'aventure.
    1917, Hank rentre de France où, comme beaucoup d'Américains, il était parti faire la Grande Guerre. Marqué à jamais il revient amputé d'une main pour affronter les problèmes que pose une telle blessure.
    Laurel était restée seule au fond du vallon et avait assumé le travail de la ferme. Elle est habituée à la solitude. Depuis son entrée à l'école elle se sait rejetée par les autres : affublée d'une tache de naissance sur le cou et le bras, les habitants du village l'évitent. "Coïncidences et ignorance" leur explique l'institutrice, mais rien ne peut les faire changer d'avis. Pour eux, elle est maudite et c'est sa seule présence qui a provoqué la mort de ses parents.
    Slidell, leur plus proche voisin, vient parfois donner un coup de main à Hank et de temps en temps ils profitent de sa charrette pour aller au village s'approvisionner. A Mars Hill, si son frère est bien accueilli, Laurel reste toujours la pestiférée qu'il faut éviter.
    Un matin, alors qu'elle lave le linge à la rivière elle est séduite par le chant d'un oiseau qu'elle entend pour la première fois. Intriguée, guidée par la mélodie elle finit par découvrir un joueur de flûte assis au pied d'un arbre. Un inconnu quelle écoute sans se montrer et sans en parler à son frère.
    Inquète de ne plus l'entendre, elle part à sa recherche et le découvre agonisant couvert de piqûres de frelons, le ramène à la ferme pour le soigner et trouve sur lui un papier disant qu'il s'appelle Walter Smith, qu'une maladie la rendu incapable de parler et qu'il désire se rendre à New York.
    Si Hank doit accepter l'arrivée du fugitif, Laurel pense qu'enfin cet événement va rompre la monotonie et "ensoleiller" sa vie.

 1957, il ne reste plus personne à expulser, personne pour regretter cet "endroit où il n'arrivait que des malheurs". La rivière glisse toujours entre les deux falaises, les arbres et les buissons accrochés aux pentes envahissent toujours les ruines de la ferme, le vallon attend d'être englouti sous les eaux d'un lac artificiel.

    Aucune importance si l'histoire est prévisible puisque l'auteur réussit à nous captiver jusqu'à la fin. Il donne vie à cette terre de misère qui englue les hommes accrochés aux superstitions héritées des générations précédentes, habités par l'intolérance, l'ignorance et la jalousie, déroutés par le retour des garçons que la guerre a brisés. C'est de l'éducation, Ron Rash en est convaincu, que la solution viendra. Mais que peut une modeste institutrice contre le déferlement des hommes devenus incontrôlables ?
    Indéniable force évocatrice d'une nature qui domine l'homme plus qu'elle ne l'accueille dans ce roman "noir" éclairé par les instants privilégiés où le lecteur se retrouve seul pour écouter chanter la flûte.

    Editions du Seuil 2012, 243 pages, 20€
   Traduit de l'anglais (Etats Unis) 2014 par Isabelle Reinharez

jeudi 19 juin 2014

Un ciel rouge le matin de Paul Lynch





    Pour son premier roman, l'écrivain irlandais confie qu'il en a puisé l'inspiration dans un fait divers : la découverte, il y a 5ans, près de Philadelphie d'une tranchée dont 57 corps furent exhumés. Les corps de 57 ouvriers du rail qui venaient du même village, dans le comté de Donegal. Certains étaient morts du choléra, les autres avaient froidement été exécutés. C'était en 1832, Coll Coyle aurait pu être l'un de ces ouvriers !

    Quand débute l'histoire Coll Coyle, métayer sur une propriété anglaise, apprend sans aucune       explication qu'il est renvoyé et qu'il doit, avec femme et enfant, quitter les lieux sans tarder. Impensable rébellion, il ose  demander au fils du maître les raisons d'une telle décision. Face à la morgue de celui-ci qui refuse de répondre,  la colère l'envahit, l'entretien dégénère et il le frappe d'un coup de poing à la mâchoire : "... l'homme titubant recule et s'effondre contre un mur. Son crâne  en heurtant la pierre fait entendre un bruit mat, l'os a cédé, un flot de sang jaillit..." Irréversible situation qui condamne Coyle à la fuite poursuivi par Faller, le cruel contremaître du domaine et ses deux acolytes décidés à ne pas s'avouer vaincus.
    Commence alors une impitoyable chasse à l'homme, le vrai sujet du roman.
     En Irlande Coyle traverse une région inhospitalière de tourbes et de marécages dans le froid et la faim, arrive à Londonderry où il embarque avec d'autres migrants pour une traversée éprouvante
dans la crasse, la promiscuité et la peur du naufrage. Arrivé en Amérique, il est recruté par un individu sans scrupules pour construire le chemin de fer dans la chaleur et la poussière pour un hypothétique salaire de misère. Un travail de bagnard, non loin de Philadelphie, où les hommes tombent terrassés par un travail inhumain ou par le choléra.
    Soutenu par l'espoir de revoir sa femme et sa petite fille dont il garde au fond de sa poche le ruban qui attachait ses cheveux, il continue d'avancer hanté par l'inéluctable arrivée de Faller qui, il en est certain, saura le retrouver.

    Si l'auteur se réclame de William Faulkner, certains l'ont comparé à Cormac McCarthy. Le rapprochement me semble un peu rapide mais peut s'expliquer par la similitude des thèmes : des hommes en cavale pourchassés comme vulgaire gibier dans la violence et la détermination de poursuivants dénués de toute pitié. Si l'écriture de McCarthy, plus sèche, plus nerveuse, est dépouillée à l'extrême, ses personnages cernés au plus près ont une épaisseur qui manque à ceux de Paul Lynch qui, parfois, se laisse aller à un lyrisme inutile et dérangeant dont l'emphase ne peut que desservir l'intensité du récit. J'éviterai de me demander comment Faller, en 1832, a pu retrouver la trace de son fugitif aussi facilement et aussi rapidement ?
    Minimisant ces réserves, on ne peut que constater, que l'auteur se révèle être un remarquable conteur qui d'une plume captivante transforme ce scénario sans grande originalité en récit tout bonnement fascinant et au dénouement particulièrement réussi.

    Editions Albin Michel 2013 traduit de l'anglais (Irlande) par Marina Boraso 2014 (285 pages 20€)

vendredi 6 juin 2014

Standard de Nina Bouraoui

     Après "Appelez-moi par mon prénom" paru en 2008, j'ai attendu six ans pour renouer avec l'oeuvre de Nina Bouraoui.
    L'auteure aborde ici le genre "socio-politique", met en scène un loser, Bruno Kerjen originaire de Saint-Malo aussi terne et ennuyeux qu'une journée de crachin breton.
    "Bonnes ou mauvaises, Bruno Kerjen n'aimait pas les surprises, menant une existence qui ne devait pas l'éloigner du canevas qui s'était tracé malgré lui au fil des années, qu'il avait fini par accepter...
    Son existence était pareille à une coutume. Il en faisait usage comme tant d'autres avaient fait avant et feraient après lui. Il n'avait rien d'unique, on ne lui proposait rien d'unique, glissant sur des rails, dans un sens puis dans l'autre, avec pour seul repère le temps qui passe."
    Il avait quitté la Bretagne pour habiter Vitry et prenait chaque jour le RER pour aller bosser place d'Italie chez Sépélec où il assemblait des composants électroniques. Bien faire son travail mais refuser tout avancement, regagner son appartement pour des soirées solitaires, se goinfrer de pizzas, se soûler à la bière, se masturber en écoutant une spécialiste au téléphone, c'était là son quotidien qu'il n'avait pas l'intention de changer.
    Pas de femme, pas d'enfants, il avait toujours fait en sorte de ne pas s'impliquer sentimentalement. Quand son père meurt brutalement, il revient à Saint-Malo où il semble plus ennuyé que peiné. Il retrouve Gilles son pote et quand ils évoquent les années passées et la blonde Marlène du lycée, Bruno s'empresse de chasser ce souvenir qui le perturbe.
    Bruno Kerjen, anti-héros, l'expérience aurait pu être intéressante. Au début, l'histoire bien conduite, cernant de près son personnage, finit par s'étirer de page en page, donne l'impression au lecteur de faire du sur place et devient alors carrément répétitive et ennuyeuse. J'ai en vain cherché dans ce roman qui m'est tombé des mains à la 75ème page, la Nina Bouraoui qui m'avait charmée par son lyrisme, ses accents de sincérité quand elle criait sa révolte, ses colères et quand elle évoquait avec sensualité ses émois amoureux, par son écriture très personnelle souvent sous influence autobiographique qui la nimbait d'authenticité.
    Je fais probablement partie, même si je m'en défends, des lecteurs qui attendent des auteurs qu'ils apprécient continuité et permanence leur déniant, peut-être ainsi, la possibilité d'évoluer. Ce qui est certain, c'est que je vis toujours très mal l'abandon d'une lecture, c'est pour moi un échec, mon échec, pas forcément celui de l'écrivain.

    Flammarion 2014, 284 pages, 19€ 


vendredi 30 mai 2014

Un bon fils de Pascal Bruckner


    Ne vous fiez pas à la photo de la jaquette, image du bonheur simple d'un père avec son enfant ! Pourquoi l'auteur l'a-t-il choisie alors qu'elle est en totale contradiction avec les premières lignes du prologue ?
    "Mon Dieu, je vous laisse le choix de l'accident, faites que mon père se tue."
     A dix ans, c'était ainsi qu'il terminait sa prière du soir et c'est avec la même prière que cinquante-six ans plus tard il commence son récit.
     En 2012, après la mort de son père, la réalisation de son projet autobiographique lui paraît non seulement possible mais d'une évidente nécessité : récit, certes familial, mais aussi témoignage d'une forme de collaboration qui a perduré la guerre terminée.

    Une première partie intitulée : "Le détestable et le merveilleux" laisse pressentir un parcours difficile et houleux.
    A un an et demi, atteint de tuberculose, Pascal part en Autriche pour y être soigné. Pendant ce séjour de plusieurs années il vit "des moments enchanteurs", découvre la beauté alpine et la vie en groupe propice à l'apprentissage d'une relative liberté.
    A dix ans guéri, de retour chez ses parents à Lyon  il est directement confronté à la violence de son père antisémite, raciste qui ne fait pas mystère de son admiration pour Hitler et l'Allemagne nazie. Imprévisible, transformant le moindre incident en ouragan, il n'est pas rare que la scène dégénère en pugilat sous le regard atterré de l'enfant impuissant à protéger sa mère.
    Il n'échappe pas aux colères paternelles : cris, hurlements, injures suivis de claques, de torgnoles et coups de pied, scénario bien rôdé qui lui fait demander grâce. Humiliante réaction qu'il ne peut réfréner quand il voit passer dans les yeux de son père déchaîné "un éclair meurtrier." 

    "L'échappée belle", titre prometteur pour la deuxième partie où l'adolescent en révolte, continue de s'opposer à son père en prenant le contre-pied des convictions qu'il professe. Convictions qu'il récuse puisqu'elles lui font horreur et ne lui inspirent que dégoût. A quatorze ans , il se sent déjà piégé.

  "Comment sortir de l'enfance ? Par la révolte et la fuite, mais surtout par l'attraction : en multipliant les passions qui vous jettent dans le monde. La liberté, c'est d'additionner les dépendances, la servitude, d'être limité à soi. Je me suis allégé de ma famille en m'alourdissant d'autres liens qui m'ont enrichi." 
    Il écrit, découvre la littérature, s'ouvre à la musique, brave les interdits et quand il débarque à Paris l'échappée sera belle : Il rencontre Alain Finkielkraut son "jumeau" en littérature, s'implique dans les événements de mai 68, entre en  politique, fréquente "les grands éveilleurs" les écrivains et les philosophes. A 37 ans il part enseigner à l'Université de Californie.
 
     "Pour solde de tout compte" dernière partie d'une histoire qui ne peut se terminer qu'avec la disparition des parents de l'auteur. En 1999, ce mari pervers jusqu'à la cruauté, accompagnera les derniers jours de sa femme avec dévouement. Le fils continuera de visiter son père dans l'appartement devenu un véritable taudis, à l'hôpital où il finira ses jours et où jusqu'à son dernier souffle il continuera de ressasser ses obsessions belliqueuses. "Même impotent, il restait imbuvable et fier. Aucune sagesse chez lui face à la mort qui approchait." Son attitude intransigeante empêchera toute velléité de rapprochement et de pardon.

    Ce récit  n'est pas un cri de haine mais, pour l'auteur, l'occasion de se réjouir d'avoir pu échapper aux convictions qui l'ont toujours horrifié, d'avoir trouvé la force de résister, de s'émanciper et de se construire par lui-même.

    "Je n'ai qu'une certitude : mon père m'a permis de penser mieux en pensant contre lui. Je suis sa défaite : c'est le plus beau cadeau qu'il  m'ait fait."

   Le livre frappe par sa densité, par l'absence d'esprit revanchard et par la sincérité d'un parcours initiatique qui conduit l'auteur à la liberté de penser, de lire et d'écrire en dépit d'un père qui a échoué à le façonner à son image.

    Editions Grasset et Fasquelle, 2014, 264 pages, 18€.

   



                                                                                                                                                                                                                                                          

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                              






   



 

jeudi 8 mai 2014

Comment j'ai mangé mon estomac de Jacques A. Bertrand

 L'auteur aime les titres insolites et provocateurs :
     L'Angleterre ferme à cinq heures (2003)
    J'aime pas les autres (2007)
    Les sales bêtes (2008)
    Les autres c'est rien que des sales types (2009)
    Comment j'ai mangé mon estomac (2014) le titre de sa dernière parution ne fait pas exception à la règle !
 
    En une centaine de pages alertes et réjouissantes, il nous conte les péripéties de son aventure en milieu hospitalier : la confrontation avec le corps médical, le service des cancéreux, les traitements plus ou moins bien supportés, le malade qui perd son identité pour ne plus être qu'un cas, un cancer parmi tant d'autres, où tout simplement un estomac.
    Il y avait eu d'abord le cancer du sein d'Héloïse, sa compagne, qui s'était "absentée" après son opération.
 
 "Je revenais de loin aussi, me semblait-il. Héloïse revenait d'encore plus loin, pas tout à fait du même côté des choses ? Cinq jours dans le coma. [...] Mais elle avait le sentiment d'avoir fait un bien grand voyage, bien étrange..."
 
    Une répétition générale en quelque sorte et c'est lui, Anatole Berthaud qui va prendre le relai et devoir gérer la bonne blague que lui joue son estomac. Peu à peu les événements s'accélèrent, l'auteur perd le contrôle de la situation, garde malgré tout son sens de l'humour et, suprême pudeur, tourne en dérision son mal-être pour cacher son angoisse. Et quelle maestria pour évoquer certaines trivialités corporelles et faire oublier les nombreux "désagréments" qui ont émaillé son calvaire !
    Ce texte pudique, discret, qui aurait pu n'être qu'un long lamento devient sous la plume de l'auteur un roman époustouflant d'élégance et d'humour et la preuve indubitable que l'on peut rire de soi jusque dans les pires circonstances.

    "Il restera toujours les dîners au clair de lune, les soirs de fin d'été."

    Dans un sens, la maladie lui a envoyé un bon sujet de livre. Entrer en bagarre, c'est toute la chance d'être écrivain et de remettre les choses à leur vraie place. C'est ce qu'il prétend, comme s'il voulait s'excuser d'avoir écrit ce livre !

    Editions Julliard 2014 (111 pages)

    Jacques A. Bertrand est né en 1946 à Annonay en Ardèche.
  • Le pas du loup (1995)
  • Le sage a dit (1997)
  • Rappelez-moi votre nom (2004)
  • La course du chevau-léger (2006)
  • Dictionnaire des Papous dans la tête (2007)
 



vendredi 25 avril 2014

Esprit d'hiver de Laura Kasischke

    Un thriller ? Dès les premières lignes je me pose la question !

    "Noël 20
    Ce matin-là, elle se réveille tard et aussitôt elle sut :
    Quelque chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux.
    C'était dans un rêve, pense Holly, que cette bribe d'information lui avait été suggérée, tel un aperçu d'une vérité qu'elle avait portée en elle pendant- combien de temps au juste ?
    Treize ans ?
    Treize ans !
    Elle avait su cela pendant treize ans, et en même temps elle l'avait ignoré - c'est du moins ce qu'il lui semblait, dans son état de demi-veille, en ce matin de Noël. Elle se leva du lit et s'engagea dans le couloir en direction de la chambre de sa fille, pressée de voir qu'elle était là, encore endormie, parfaitement en sécurité."

    Il y a 13 ans, Eric et Holly, un couple américain du Michigan, étaient partis en Sibérie pour adopter une petite fille de 2 ans. Ils pensaient  rentrer avec l'enfant mais le règlement leur avait imposé une attente de trois mois. Le délai écoulé, ils étaient revenus chercher Bébé Tatty et l'avaient trouvée changée.
    Tatiana a maintenant 15 ans et c'est une parfaite ado américaine.

    Noël, et la journée commence mal. Un réveil anormalement tardif bouscule les parents alors que leur fille ne semble pas pressée de se lever. Et tout est à faire pour préparer la fête avant  l'arrivée des invités, les proches et les amis qui viennent en voiture et les grands-parents qu'Eric doit aller cueillir à l'aéroport.
    Depuis ce matin la neige tombe promettant, pour une fois, un Noël blanc. Mais au fil des heures la neige s'accumule, se transforme en blizzard et les routes deviennent impraticables. Les invités se décommandent, Eric ne donne pas de nouvelles et Holly ne sait plus ce qu'elle doit faire. La situation tourne au cauchemar, d'autant plus que Tatiana ne fait que de brèves apparitions qui se transforment en affrontements avec sa mère, pour retourner rapidement se cloîtrer dans sa chambre.

    Chez Laura Kasischke les situations ordinaires ne
sont qu'apparence et très vite se mettent à dérailler. La maison sous la neige devient  un huis-clos plongé dans une lumière blafarde où  les initiatives de la mère semblent toutes vouées à l'échec sous le regard accusateur de sa fille. Holly se réfugie dans le souvenir heureux de l'enfance de leur Bébé Tatty quand elle ne regrettait pas encore de ne plus pouvoir écrire de poésie comme elle avait su le faire avant. Sa vie n'est qu'une page blanche sans écrit et sans enfant !
    Un leitmotiv étrange qui scande les premières pages, le déchaînement de la tempête de neige qui impose ses limites, le quotidien qui s'avère ingérable sont les composants de ce roman intimiste et glaçant qui happe le lecteur par son écriture en plans serrés non dénués de poésie parfois. La fin terrible et géniale le laissera abasourdi et sans voix !

    Christian Bourgois Editeur 2013 (277pages -20€)
Traduit de l'anglais (Etats Unis) par Aurélie Tronchet.

    Laura Kasischke : née en 1961. Ecrivaine et poétesse américaine. Professeur de langue anglaise, Université du Michigan.
  • 1999 Un oiseau blanc dans le blizzard
  • 2002 La vie devant ses yeux
  • 2007 Rêves de garçon et A moi pour toujours
  • 2008 La couronne verte
  • 2009 En un monde parfait
  • 2001 Les revenants








vendredi 18 avril 2014

Une illusion passagère de Dermot Bolger

   "Il voulait la chaleur d'une main sur sa peau, en toute sécurité..."

 La Chine reçoit à Pékin une délégation officielle irlandaise. Martin accompagne le ministre pour superviser des entretiens qui ne sont que les derniers soubresauts d'un gouvernement à l'agonie. Il n'a pas été convié à poursuivre le voyage à Tianjin et Shangri-La, il rentre donc à son hôtel. Enfin seul, confronté à ses propres problèmes, il se rend à l'évidence que, comme son gouvernement, son mariage est au bord du naufrage.
    A toujours vouloir aplanir les conflits familiaux, toujours soucieux d'être irréprochable au ministère, serait-il devenu terne et sans ambition ? "Sans vouloir te blesser, Martin, qu'est-ce qui t'a rendu si ennuyeux ?" lui demande sa femme. A 55 ans après tant d'années d'une vie heureuse avec Rachel et leurs trois filles, peut-il accepter que leurs routes se séparent ? Pourquoi Rachel maintenant retraitée a-t-elle décidé de réorganiser sa vie différemment, de tirer un trait sur sa sexualité ? Incompréhension d'un mari toujours épris qui reste incapable de "concevoir un monde" sans elle ?
    Déprimé par ses pensées peu réjouissantes, Martin décide d'aller se détendre à la piscine et, après bien des hésitations, de s'offrir une séance de massage dans sa chambre.
    "... ce soir-là, il souhaitait seulement se détendre et enfin s'endormir. Il voulait la chaleur d'une main sur sa peau, en toute sécurité. Il y avait si longtemps que personne ne l'avait touché."
   Certes, la jeune femme chinoise qui se présente n'est pas très sexy dans son uniforme qui la fait
ressembler à une infirmière scolaire, mais elle se révèle efficace et discrète. Malgré le manque d'échange verbal (elle ne parle pratiquement pas anglais) une certaine complicité s'instaure entre eux. Martin finit par oublier ses problèmes, se laisse aller à une bienfaisante détente qui lui fait retrouver le plaisir d'être touché et d'être désiré. Relâchant les tensions accumulées, le massage débloque la conscience et la parole de Martin qui peut enfin regarder la vérité en face : le fiasco de son gouvernement mais avant tout celui de sa vie privée. En juxtaposant les deux situations, l'auteur dévoile les deux facettes de la personnalité de Martin.

 
L'écriture d'une incroyable densité cerne avec acuité l'introspection d'un personnage en quête de sa vérité :
    "... dans cet état d'ébriété, d'épuisement ou de révélation intérieure, il savait qu'il était plus qu'un homme vieillissant aux mains plaquées contre une fenêtre d'hôtel, il était au fond de lui, constitué de tous ceux qu'il avait été à chaque étape de son existence."
    Un personnage qui se projette dans un avenir plus ou moins éloigné mais probablement inéluctable
    "... Un homme atteint de démence sénile, qui n'était pas plus sûr de sa véritable identité que de l'endroit où il se trouvait, mais qui savait enfin ne plus avoir besoin de prétendre jouer un rôle pour qui que ce soit. Qui n'était certain que d'être vivant et véritablement seul, et de n'avoir aucun moyen de savoir ce qui s'était réellement passé dans sa vie et ce qui n'avait été qu'une illusion passagère." 

    Editions Joëlle Losfeld 2013 134 pages (15,90€)
    Traduit de l'anglais (Irlande) par Marie-Hélène Dumas

    Dermot Bolger : né en 1959 dans la banlieue ouvrière de Dublin. Auteur de poésie , théâtre et romans
  • Tentation 2001 'Albin Michel) tr. Marie-Lise Marlière
  • Le voyage à Valparaiso 2003 (Albin Michel) tr. Marie-Lise Marlière
  • Toute la famille sur la jetée du Paradis 2008 (Joëlle Losfeld) tr. Bernard Hoepffner-C. Goffaux
  • Une seconde vie 2011 (Joëlle Losfeld) tr. Marie-Hélène Dumas 


dimanche 30 mars 2014

L'homme qui avait soif d'Hubert Mingarelli

1946, au Japon pendant l'occupation américaine :
      Un soldat démobilisé qui court après le train,
            Un soldat hanté par la bataille de Peleliu,
                  Un seul et même homme, Hisao.

La guerre lui a laissé au ventre une soif obsédante et dans la tête des souvenirs qui hantent ses jours et ses nuits.

"La soif à nouveau frappa deux petits coups, prémices de coups plus furieux, plus sauvages. Bientôt et à nouveau elle tomberait sur lui comme un arbre mort et lui ferait oublier Shigeko, la valise et le cadeau."

    Hisao descendu du wagon en quête d'un peu d'eau laisse repartir le train et sa valise. Décidé à récupérer son bagage avec l'oeuf en jade qu'il destine à Shigeko, la femme qu'il aime, il poursuivra le  train jusqu'à son terminus.

    Ils creusaient la montagne, le jour, la nuit, dans la pâle lumière des ampoules électriques. Ils dormaient tout près de ceux qui venaient les remplacer pour creuser à leur tour. Ils étaient couverts de poussière jaune. Hisao s'endormait à côté de Takeshi. C'était le jour, c'était la nuit ? Comment le savoir ?"

    Hisao, comment pourrait-il oublier que pendant la bataille, la montagne qui devait les protéger des attaques, s'était refermée sur eux piégeant la plupart de ses compagnons, pour devenir le tombeau de son ami Takeshi qui improvisait , dans le noir, des chansons avant de s'endormir.

    Avec une économie de mots qui ne tient qu'à lui, avec une sensibilité qui effleure ses personnages, Hubert Mingarelli nous raconte, comme souvent, une histoire d'homme confronté à une situation particulière, hostile où il risque plus de se perdre que de survivre.
    Amitié et solidarité, désarroi et solitude sont des sentiments que l'auteur nous peint toujours avec justesse dans ce récit fait d'allers et retours permanents entre la course d'Hisao après le train et les visions terrifiantes de ce qu'il a vécu sous la montagne. Une prose qui ne fait pas de bruit, toute en douceur et poésie, pour décrire une amitié qui n'a pas besoin des mots pour exister.






     "Je ne crois pas au talent, je crois au labeur. J'ingurgite, je recrache, je travaille, et c'est là que surgit l'écriture."

    Editions Stock 2014 155 pages (16€)

    Hubert Mingarelli : né en 1956 en Lorraine, vit actuellement dans les Alpes.

    Quelques incontournables :
  • Une rivière verte et silencieuse, Seuil 1999
  • La dernière neige, Seuil 2001
  • La beauté des loutres, Seuil 2002
  • Quatre soldats, Seuil 2003 Prix Médicis 2003
  • Homme sans mère, Seuil 2004
  • Le voyage d'Eladio, Seuil2005
  • Océan Pacifique, Seuil 2006 Prix Livre et Mer henri Quéffelec
  • Marcher sur la rivière, Seuil 2007
  • la Promesse ,Seuil 2009
  • Un repas en hiver, Seuil 2013 (Article du blog 09/07/2013)

lundi 17 mars 2014

Un homme, ça ne pleure pas de Faïza Guène

    Un livre réjouissant et tonique, drôle et tendre au rythme dynamisé par de courts chapitres. L'histoire de la famille Chennoun d'origine algérienne établie a Nice où les enfants sont nés.
    Une façon "légère" de parler de problèmes sérieux : comment concilier les valeurs familiales, culturelles et les incontournables règles sociales surtout quand le désir d'émancipation des enfants
 vient tout compliquer.
    Le padre qui ne sait ni lire ni écrire, veille sur l'éducation des enfants et se porte garant des valeurs qu'il leur inculque. A son fils, il ne perd pas une occasion de lui répéter qu'un homme ça ne pleure pas et lui demande de lui lire ce papier avec l'accent de journaliste.
    La mère aimante, envahissante, insupportable manie avec maestria la culpabilisation. C'est sa botte secrète qu'elle utilise à la moindre contrariété et comme elle se plaint tout le temps...elle l'utilise souvent.
    C'est Mourad, le plus jeune des trois enfants, qui raconte son obsession de ne pas devenir un vieux garçon obèse aux cheveux poivre et sel nourrit à l'huile de friture qui vit encore chez ses parents, son rêve de devenir prof. Rêve qui se concrétisera, il quittera Nice pour enseigner le français à Montreuil en zone prioritaire.
    Il retrouvera dans la région parisienne sa soeur aînée Dounia la révoltée, qui a fui la maison pour échapper aux parents qui voulaient la marier. Devenue avocate, elle a fait sa vie avec un politicien et préside une association féministe. Depuis dix ans, et à leur grand désespoir, ses parents n'entendent plus parler d'elle que par le truchement des médias.
    Mina la seconde restera à Nice, se mariera, aura trois enfants et habitera à deux pas de chez ses parents. Elle a construit sa vie à l'image de celle de sa mère son modèle et son repère.

    "les joues de ma mère sont douces et encore rebondies. Ses rides, ce sont les lignes du livre qu'elle n'a jamais pu écrire. C'est l'histoire de sa vie qui se dessine dans le coin de ses yeux. Les plis sur son front, ce sont autant d'inquiétudes, d'attentes à la tombée de la nuit et de soucis de santé.
    Une mère, c'est comme un grand destin, c'est beau et c'est cruel."


    Quand le padre fera un AVC, Dounia reviendra à sa demande le voir une dernière fois et quand il décédera d'un infarctus, la famille se recomposera pour l'accompagner.

    "Si je devais dire une dernière chose à son sujet, je le ferais avec un accent de journaliste : le padre était peut-être illéttré, mais il savait me lire mieux que personne."

    Un livre plein d'humour pour se défaire d'un héritage pesant et aller vers la liberté et l'émancipation où, parce qu'elle a mis beaucoup d'elle-même dans le personnage de Dounia, l'auteur a pris de la distance en donnant la parole à son frère.

    Editions Fayard 2014 (315 pages)
 
   Faïza Guène a 29 ans. Elle est née à Bobigny de parents venus d'Algérie, elle vit à Pantin.
  Ce livre est son 4ème roman.