samedi 20 février 2016

Un amour impossible de Christine Angot

    Ils s'étaient rencontrés à la cantine, il l'avait invitée à prendre un café, ils étaient allés danser, se promener, les rencontres étaient devenues journalières. Il était beau parleur, elle l'écoutait; Il la trouvait belle et le lui disait, elle était sous le charme, follement amoureuse, prête à toutes les compromissions pour le garder.
    Parisien, "fils de famille" ses études terminées, il avait obtenu son 1er poste de traducteur à la base américaine de Châteauroux où elle vivait et travaillait comme dactylo à la Sécurité sociale.
    "Il lui expliquait qu'il avait fait le choix de la liberté, il ne critiquait pas la façon dont les autres vivaient mais il s'en écartait."
    Enceinte, elle comprend que Pierre Angot n'épousera jamais Rachel Schwartz, une juive, et que leur enfant naîtra de père inconnu. Elle accouche seule, il est reparti à Paris, Christine aura 5 mois quand il fera sa connaissance. Ils correspondent, se voient de moins en moins, il privilégie les séjours à l'étranger. Christine a 6 ans quand il annonce à Rachel qu'il s'est marié :
    "Elle est allemande. Très jeune. Elle est née à Hambourg. Son père est médecin. Elle est enceinte, il a fallu qu'on se marie très vite. Je vais avoir un enfant. Je ne pensais pas l'épouser, tu connais mon point de vue. Mais son père a été très convaincant, et au fond je suis très heureux."
    Christine a grandi, elle apprécie les rares rencontres avec son père, les courts séjours dans son appartement, elle est conquise et tombe sous le charme de ce séducteur dangereux et ... pervers. Rachel apprend des années plus tard qu'il la viole. Elle est anéantie et culpabilise de n'avoir jamais rien soupçonné.
    Sur les ruines de cet "amour impossible" se construit la relation mère-fille : osmose de deux êtres soudés par un amour filial qui les porte dans une attente continue des manifestations d'un père de plus en plus absent. Un homme qu'elles aiment et détestent parce qu'il les aimante mais leur rappelle constamment l'infériorité de leur condition sociale. Rachel en souffrira d'autant plus qu'à son adolescence Christine, après l'avoir adulée toute son enfance, reniera sa mère l'accusant  d'être la cause de tous ses maux.

    A la parution du roman la critique fût unanime et j'ai cherché en vain un commentaire un peu moins élogieux. Serais-je seule à émettre quelque réserve ? J'ai cherché à comprendre. La forme peut-être, les dialogues que je n'apprécie guère ? Pas suffisant. Un sentiment de mal-être ? Sûrement.
   

    J'ai lu ce roman prise en otage par Pierre Angot, le père de "Une semaine de vacances", le livre le plus dérangeant et terrible qu'il m'ait été donné à lire. Resté en filigrane tout au long des pages il a littéralement pollué ma lecture. Comment adhérer à cette idylle charmante au début, qui laisse très vite entendre qu'elle va prendre une tournure inhabituelle surtout quand on sait de quoi l'homme est capable. Le lecteur de "Une semaine de vacances" connait bien ce père séducteur, incestueux et pervers. Comment admettre la soumission de Rachel qui accepte beaucoup et se rebelle si peu, son aveuglement face à l'inceste. L'amour peut-il tout excuser ?
    Pardon et réconciliation ressoudent le couple mère-fille apportant aux dernières pages du récit une note d'espoir teinté d'apaisement et de sérénité retrouvés.

    La femme et la mère que je suis ne peuvent que se rebeller face à tant d'excès ! Aveuglée par la colère, j'ai probablement gommé les qualités littéraires de ce roman, preuves évidentes de sa réussite et de mon incapacité à maîtriser et dépasser mes sentiments.

         Flammarion 2015 (217 pages-18€)

samedi 13 février 2016

Grossir le ciel de Franck Bouysse

 Un auteur que je découvre avec bonheur ! Né à Brive en 1965, enseignant en biologie à Limoges, c'est sa passion pour le roman noir qui l'incite à devenir écrivain. Il publie, entre autres, son 1er roman noir L'Entomologiste aux éditions Le Manuscrit en 2007.
    "Grossir le ciel", commence comme un roman du terroir, puis insidieusement l'atmosphère devient pesante, l'intrigue inquiétante  et sombre comme les nuits agrippant le lecteur pour ne plus le lâcher.
    Les Cévennes, une terre sévère, sauvage, une terre endormie qui végète sous son manteau neigeux mais se réveille la nuit. Des personnages à l'image du pays qui les a façonnés solitaires, taiseux en lutte perpétuelle contre une nature hostile aux hivers trop froids et aux étés trop chauds.

    "Un lieu-dit appelé Les Doges, avec deux fermes éloignées de quelques centaines de mètres, de grands espaces, des montagnes, des forêts, quelques prairies, de la neige une partie de l'année, et de la roche pour poser le tout. Il y avait aussi les couleurs qui disaient les saisons, des animaux, et puis des humains, qui tour à tour espéraient et désespéraient, comme des enfants battant le fer de leurs rêves, avec la même révolte enchâssée dans le coeur, les mêmes luttes à mener, qui font les victoires éphémères et les défaites éternelles."

    Aux Doges, Abel et Gus sont en quelque sorte des survivants. Abel, le plus âgé est veuf depuis de nombreuses années et Gus est toujours resté célibataire. Levé avant l'aube, chaque matin il continue de maintenir sa ferme en activité luttant contre une terre plus favorable à la pauvreté qu'au rendement. Voisins s'entraidant quand les circonstances l'exigent, leurs rencontres restent exceptionnelles et leurs propos anodins. Deux taiseux qui éludent les confidences, retiennent les mots qui ne disent pas toujours ce qu'ils semblent vouloir dire et cachent leur vérité sous une apparente banalité. Une solitude propice à l'observation où le moindre détail inhabituel peut être remarqué dans une routine imposée par ce "désert rural".
    L'abbé Pierre disparaît, Abel change, des événements insolites se produisent, des inconnus débarquent aux Doges, insistent et perturbent Gus qui cherche à comprendre.
   Le suspense est imparable, diaboliquement géré et crédible parce que directement ancré dans ce pays  qui impose ses codes aux hommes qui n'ont pas trop le choix. Des hommes que l'auteur rend plus vrais que nature en analysant au  plus près l'évolution de leur comportement face à des événements qu'ils ne peuvent maîtriser.
    Un beau roman "noir", hymne à la nature, aux hommes, à l'héritage ancestral, et une manière discrète de mettre en doute un changement mal compris.

    Edition : La Manufacture de livres 2014 (199pages-16,90€)


dimanche 7 février 2016

Une forêt d'arbres creux d'Antoine Choplin


    "Quand il regarde les deux arbres de la place, il pense à tous les arbres du monde.
    ... Les deux ormes, appelons-les ainsi, de tailles sensiblement égales, jeunes encore sans doute, distants de quelques mètres à peine et confondant ainsi leurs cimes. Par contraste, la clarté laiteuse du jour perçant la ramure au coeur rend à chaque branche sa forme singulière. On voit ainsi combien la silhouette rondouillarde et équilibrée de l'arbre résulte de l'agrégat d'élancements brisés, de lignes rompues et poursuivant autrement leur course, de désordres. Dans ce chaos que ne tempère que cette tension partagée vers le haut, l'oeil a tôt fait d'imaginer des corps décharnés, souffrants, empruntant à une gestuelle de flamme ou de danseuse andalouse, implorant grâce ou criant au visage de leur bourreau la formule d'un ultime sortilège, résistant un instant encore à l'appel du gouffre que l'on croirait s'ouvrant à la base du tronc."
 
Toute la symbolique  du livre est dans ces quelques lignes !

    République Tchèque, 1941, Bedrich est déporté au camp de Terezin avec sa femme et son fils qui n'a pas encore un an. Caricaturiste reconnu, il est chargé de diriger un service de dessin technique et d'élaborer les plans et l'esthétique d'un futur ... crématorium. Sadisme et cruauté d'un tel projet ! Pour alléger le fardeau, les dessinateurs se réunissent la nuit et par leurs dessins témoignent de leur vie au quotidien. Un moment de liberté, de résistance, malgré les risques encourus, pour rendre supportables la séparation d'avec les proches, la faim, l'angoisse d'une vie en sursis, l'horreur tout simplement.
    Bonheur de lire ces pages où l'Art et l'écriture semblent, comme toujours chez Antoine Choplin, indissociables, où l'auteur constate plus qu'il ne décrit avec délicatesse et retenue, où la solidarité silencieuse se passe de mots quand les regards savent tout exprimer.
    Un auteur qui s'efface devant ses personnages qui deviennent, alors, poignants de sobriété.

    Editions de La fosse aux ours 2015 ( 116 pages- 16€)