jeudi 22 janvier 2015

Bain de lune de Yanick Lahens

    "Après une folle équipée de trois jours, me voilà étendue là, aux pieds d'un homme que je ne connais pas. Le visage à deux doigts de ses chaussures boueuses et usées. Le nez pris dans une puanteur qui me révulse presque. Au point de me faire oublier cet état de douleur autour du cou, et la meurtrissure entre les cuisses. Difficile de me retourner. De remonter les jambes. De poser un pied par terre avant que l'autre suive. Pour franchir la distance qui me sépare d'Anse Bleue."

    Sur la plage, une femme rejetée par la mer, un homme qui la regarde... Qui sont-ils ? Au cours de chapitres intercalés dans le récit, l'inconnue revient se confier et dévoiler au lecteur certains moments de sa vie pendant que l'auteur, retranché derrière ce "nous" anonyme, raconte, sur quatre générations, la saga de deux familles en Haïti. Les Lafleur simples pêcheurs et paysans du petit village d'Anse Bleue, et les Mésidor propriétaires et seigneurs des hautes terres. Deux lignées qui, parce qu'elles n'ont rien en commun, n'auraient jamais dû se rencontrer.
    "Toujours est-il que, dans ce jour naissant, à Ti Pistache, non loin d'Anse Bleue, village de tuf, de sel et d'eau adossé au pied de hautes montagnes d'Haïti, Tertulien Mésidor, seigneur de son état, eut le sang fouetté à vif à la vue d'Olmène Dorival, paysanne nonchalamment accroupie à même ses talons face à un panier de poissons, de légumes et de vivres, dans un lointain marché de campagne." 
    Entre cet homme d'une soixantaine d'années et cette jeune fille de seize ans le coup de foudre est réciproque et la liaison bien vite consommée. Installée dans une case construite à son intention, après quelques années, la vie rêvée devient un cauchemar obligeant Olmène à prendre une décision sans possibilité de retour.
    C'est pendant cette période, de 1950 à 1980, que s'amorce le déclin de l'île, précipité par la dictature de François Duvalier soutenu par les exactions des tontons macoutes. Le pays court à sa perte, rongé par la politique et l'opportunisme d'une caste de profiteurs menés par "l'homme au chapeau noir et grosses lunettes". La sècheresse appauvrit les terres, en mer le poisson se raréfie et la misère s'installe. Les familles se déchirent quand les enfants pour sauver leur peau s'expatrient, quand les fils leurrés par un semblant de pouvoir vont grossir les rangs des tontons macoutes.
    Une période qui couvre la vie d'Orvil, le père d'Olmène, un des derniers chefs de "lakou", gardien de la culture vaudou qui décide un jour que"le plus simple pour lui était de partir.
    C'est ce qu'il fit un matin de mai 1982, entre la petite et la grande saison des pluies...
    Avec la mort d'Orvil, tout Anse Bleue eut le sentiment que c'était un monde qui s'effaçait. Le vieux monde. Qu'Orvil nous laissait dans une confusion encore plus grande et un désordre rampant comme une couleuvre madelaine, se répandant comme une maladie contagieuse."

  
      Une écriture qui sert admirablement le récit : une pointe d'exotisme pleine de charme quand l'auteur émaille le texte d'expressions locales savoureuses, un érotisme discret, une touche de poésie mais surtout un rendu sans concession et sans misérabilisme de la lutte d'un peuple contre la dictature mais aussi contre une nature et ses colères qui anéantissent son île. Pour eux, tout est question de survie !

  "Abner est bien plus grand que nous tous. Il est le seul à m'accompagner dans la nuit. A prendre avec moi ces bains de lune. A goûter la sauvage beauté, le violent mystère de la nuit."

    Sabine Wespieser Editeur 2014 (273 pages-20€)

                                                                                         
                                                                                                                                                                                

mercredi 7 janvier 2015

La pluie ébahie de Mia Couto

    "L'accordeur de silences","Poisons de Dieu, remèdes du diable", "La pluie ébahie", j'aime les titres de Mia Couto. Ils suscitent la curiosité, incitent le lecteur à aller voir ce qui se cache derrière les mots et, je l'avoue, ses romans ne m'ont jamais déçue.

    L'auteur nous propose ici un conte que certains pourraient qualifier de philosophique, alors mettez-vous au diapason de ce jeune garçon qui raconte l'événement inhabituel qui inquiète et perturbe les habitants de la petite ville de Senaller :
    "... la pluie avait perdu son chemin."
    "... c'était une pluie mince en suspens, flottant entre ciel et terre. Légère, ébahie, aérienne. Mes parents appelèrent ça un "pluviotis". Et ils rirent, amusés par le mot. Jusqu'à ce que le bras de grand-père se dresse :
    -Ne riez pas si fort, la pluie est en train de dormir..."
    Mais la pluie oubliait de tomber, la rivière s'asséchait, le puits se tarissait et chacun s'interrogeait sur les raisons de cette anomalie, même les "commandeurs des nuages" n'avaient pas su régler le problème. C'est une malédiction, un sort ou les fumées de la nouvelle usine installée par les Blancs ?Personne ne veut aller protester auprès de la direction, on n'écoute pas les Noirs surtout quand ils sont pauvres disent les hommes et c'est la mère du garçon qui va prendre l'initiative de s'y rendre.

     Dans un langage imagé, le garçon conte une histoire pleine d'émotion, de peur et d'angoisse. Une histoire d'actualité qui évoque les problèmes intergénérationnels, la place de la femme dans la société et les difficultés des pays africains à se construire, à échapper au développement incontrôlé qui pollue leur environnement.
    Un garçon qui cherche à grandir aidé de son grand-père qui reste sa référence, le gardien de la légende des Ntoweni et compense ainsi l'apparent désamour de ses parents. Une histoire de vie et de mort portée par une poésie puisée dans l'utilisation d'expressions et de mots qui nous semblent "décalés" mais qui sont en réalité l'apanage d'un peuple simple qui ne veut pas faire table rase de son passé.

    "... Ainsi s'accomplit sans que je le sache moi-même le dessein de mon vieux grand-père : il voulait le fleuve débordant la terre, voguant dans notre poitrine, portant au-devant de nous nos vies d'avant-nous. Un fleuve ainsi, fait uniquement pour exister, sans autre finalité que de ruisseler, sacréant notre village."

    Traduit du Portugais (Mozambique) par Elisabeth Montero Rodrigues
    Editions Chandeigne septembre 2014 (93 pages-14€)

    Mia Couto, d'origine portugaise est né, au Mozambique, le 5 juillet 1955