dimanche 7 janvier 2018

Les vivants au prix des morts de René Frégni

    "Lorsque le douzième coup de midi tombe du clocher des Accoules, un peu  plus bas, sur les quais du Vieux- Port, les poissonnières se mettent à crier : " Les vivants au prix des morts ! " Et chaque touriste se demande s'il s'agit du poisson ou de tous les hommes abattus sur un trottoir, sous l'aveuglante lumière de Marseille..."

    Un titre qui m'a intriguée, un écrivain dont je n'avais rien lu, une once de curiosité et quelques pages plus tard je suis totalement piégée par le rythme haletant et puissant de ce roman.
    Roman a précisé l'éditeur, l'auteur en a fait un journal où les mots du "parler", les nombreuses connotations autobiographiques instaurent un climat de connivence avec le lecteur qui devient rapidement témoin et confident !
      René Frégni est particulièrement convaincant parce qu'il parle vrai : il sait l'enfance dans un quartier populaire de Marseille, l'arrêt de sa scolarité en 3ème, le travail, l'ennui, le désir d'aller voir ailleurs, la prison militaire de Metz dont il s'évade, 10 ans comme infirmier dans un hôpital psychiatrique de Marseille où il tient un journal de bord, sa première approche de l'écriture.
    La chance aussi d'avoir croisé la route d'un prof de philo, compagnon de cellule, qui lui donne le goût de la lecture et l'envie de créer un atelier d'écriture à la prison des Baumettes qui sera, peut-être, à l'origine de son désir de devenir écrivain.
    Il quitte Marseille, se retire dans le cabanon d'Isabelle sa compagne où il partage son temps entre les promenades dans les collines de l'arrière-pays provençal et l'écriture. Mais il sera rattrapé par son passé : Kader un ancien détenu des Baumettes qu'il avait connu dans un de ses ateliers d'écriture le contacte pour solliciter son aide...
  
    Son récit en est la preuve, René Frégni ne croit pas à l'efficacité de l'enfermement, mais il croit à la guérison par les livres, à la magie des mots porteurs d'idées, de rêves, d'ouverture sur un monde inaccessible, aux rencontres qui changent le cours d'une vie.
   Un récit où les vivants et les morts se côtoient, où le fracas des balles trouble le silence de la nature sans la priver de sa beauté et de sa poésie, une intrigue qui tient le lecteur en haleine jusqu'à la dernière ligne. Il serait dommage de ne pas s'y arrêter.

     Editions Gallimard 2017 (188 pages - 18€)
                


dimanche 17 décembre 2017

Le camp des autres de Thomas Vinau

   "Je l'ai gardée au chaud cette histoire qui poussait, qui grimpait en noeuds de ronces dans mon ventre en reliant, sans que j'y pense, mes rêves les plus sauvages venus de l'enfance et le muscle de mon indignation. Alors j'ai voulu écrire la ruade, le refus, le recours aux forêts."

    Gaspard est en fuite. Parce qu'il a commis l'irréparable, il court se réfugier au profond de la forêt : "cette enflure de père, barrique de merde" a failli le tuer ainsi que son chien qui essayait de le défendre et qu'il a sérieusement blessé. Il porte l'animal, marchant vers la clandestinité loin des hommes et de leur jugement. Mais la forêt a ses lois et n'est pas toujours le refuge qu'un enfant peut attendre. Il y trouvera pourtant un monde parallèle, celui des exclus, des laissez pour compte qui n'hésitent pas à l'accueillir dans leur "camp" : Jean-Le-Blanc chasseur, braconnier, sorcier ou simple herboriste ? Sarah  la prostituée, Fata', Capello et leur communauté de gitans.

    Un conte bien dans l'air du temps que l'auteur appuie sur un fait historique : en 1907, les Brigades du Tigre crées par Clémenceau arrêtent une bande de pillards, la Caravane à Pépère, qui sévissaient sous la bannière de Capello terrorisant et pillant les populations. Coup d'épée dans dans l'eau que cette arrestation qui se soldera, deux mois plus tard, par de simples condamnations pour de maigres larcins commis par une bande de "bras cassés" pas très dangereux.

    Un texte lumineux, poétique, humain qui donne à la forêt le rôle d'un personnage à part entière. Une écriture rapide faite de chapitres courts, très courts parfois, qui vivifient le récit.
    Heureuse découverte d'un auteur qui déploie avec la même dextérité humanité et poésie !

    Alma, éditeur. Paris, 2017. (195 pages-17€)

lundi 25 septembre 2017

Les gens de Holt County de Kent Haruf

    Si l'on en croit Max Liu, le journaliste qui est allé interviewer Kent Haruf, Holt est le reflet fidèle de Salida où l'auteur réside : à l'est du Colorado, au pied des Rocheuses une petite ville au milieu de plaines arides où le vent transforme les routes en chemins de poussière, où la pluie qui se fait attendre ne laisse pousser qu'une herbe courte et des buissons rabougris. De temps en temps, une ferme isolée, un troupeau s'abreuvant autour d'un maigre plan d'eau viennent rompre la monotonie du paysage et prouver au voyageur que la contrée n'est pas désertée.
    Ainsi pourra-t-il découvrir le ranch des frères McPhéron, Raymond et Harold célibataires endurcis qui n'avaient pas hésité à recueillir, il y a quelques années, Victoria alors lycéenne de 17 ans enceinte de Katia sa petite fille. Quand l'histoire commence, ils se préparent à les emmener à Fort Collins où Victoria, qu'ils ont enfin réussi à convaincre, s'est inscrite à la fac pour reprendre ses études.
    Poussant jusqu'à Holt, il pourra rencontrer Rose l'assistante sociale qui se bat pour protéger les enfants de Betty et Luther incapables de leur éviter les maltraitances que leur impose l'oncle de Betty alcoolique invétéré qui squatte en les terrorisant leur mobil home. DJ qui à 11ans vit chez son grand-père et s'occupe du vieil homme usé par le travail, DJ qui s'est lié d'amitié avec Dena la fille de Mary Wells qui élève seule ses deux filles depuis que son mari parti bosser en Alaska ne lui donne plus signe de vie. Au Chute Bar and Grill il remarquera sûrement Linda l'infirmière et Laverne Griffith en quête d'aventure amoureuse et bien d'autres personnages évoqués dans ce roman. Certes, ce ne sont pas des héros au destin extraordinaire mais "les gens de Holt" des gens ordinaires tout simplement comme il en existe partout dans le monde.
   





    L'auteur les évoque avec une telle empathie que le lecteur s'attache aux personnages, se réjouit ou souffre avec eux, suit leur parcours avec inquiétude et sympathie, les aime et les déteste quand ils sont haïssables et croyez-moi, Holt aussi à son lot de gens détestables.
    En un mot l'histoire des gens d'une petite ville ordinaire !

    "Plus loin, en dehors de la ville, là-bas dans les hautes plaines, les lumières bleues des cours, sur leurs grands poteaux, s'allumeraient dans toutes les fermes et dans les ranchs isolés de toute cette région plate et sans arbres, et peu après le vent se lèverait, soufflant sur les grands espaces, voyageant sans rencontrer d'obstacles à travers les champs immenses plantés de blé d'hiver, à travers les prairies naturelles ancestrales et les chemins de gravier, transportant avec lui une poussières pâle alors que l'obscurité progressait et que la nuit s'installait."

    Titre original : Eventide 2004, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Anouk Neuhoff
    Editions Robert Laffont 2006

jeudi 24 août 2017

Ruby de Cynthia Bond






    Liberty Township est une bourgade rurale noire et miséreuse dans l'est du Texas, une communauté au lourd héritage ségrégationniste qui vivote à l'ombre de Dieu servi par un pasteur illuminé, prêcheur éloquent en pleine déviance charismatique qui se croit investi du  pouvoir de sauver les hommes de la damnation.

    "Ruby Bell représentait un rappel constant de ce qui risquait d'arriver à toute femme chaussée de talons trop hauts. La population de Liberty Township brodait autour d'elle des histoires édifiantes sur le prix du péché et des voyages. Ils la traitaient de folle perdue. De braillarde, à moitié nue. Finalement, rien de surprenant pour quelqu'un qui revenait de New York, estimait la ville."

    A dix-huit ans elle était partie s'y installer pour rompre avec ses origines et fuir les souvenirs d'une enfance torturée par les exactions d'une communauté noire qui avait emprunté aux blancs, comme une revanche, les déviances raciales et sexuelles sous la férule du pasteur qui n'avait pas hésité à prostituer des fillettes dès l'âge de six ans pour les "distribuer" aux hommes et les sauver ainsi de la damnation.
 
     Mais peut-on effacer le passé ? A 45 ans, Ruby réapparaît à Liberty, s'installe dans " la maison délabrée que papa Bell avait construite avant de mourir ". Ses amis d'autrefois à qui elle inspire peur et pitié l'ignorent, seul Ephram Jennings, secrètement amoureux d'elle depuis l'enfance, ne la repousse pas et l'empêche de sombrer dans la démence. 

    "Vêtue de gris, couleur nuages de pluie, elle errait les pieds nus sur les routes rouges. Avec de la corne épaisse comme du cuir de botte. Les cheveux durcis de boue. Les ongles noirs à force de gratter l'ardoise de la nuit. Portée par son kilomètre de jambes, les bras ballants comme un volet décroché. Les yeux d'un ciel d'encre, juste avant l'orage."

    Un premier roman surprenant par la maîtrise de son écriture d'une force littéraire peu commune où l'auteure fascine en mêlant réel et merveilleux : l'horreur de certains rites d'une hallucinante cruauté et l'attirance de la forêt hantée de fantômes, de spectres, d'âmes en quête de repos, de bébés disparus, du Dybou ce diable vaudou qui hante Ruby.
    Et le lecteur, pris en otage, est sous le "charme" de ce roman âpre et violent dans l'impossibilité de s'interrompre même si parfois il éprouve le besoin de faire des pauses pour reprendre son souffle.
    Des petites filles, victimes de rites sataniques, martyrisées au nom de Dieu par les hommes de leur propre communauté conditionnés par leur pasteur, non ce n'était pas dans les temps anciens, mais au XXème siècle, dans une petite ville rurale de l'est du Texas.

    Ruby 2014 Traduit de L'anglais (Etats Unis) par Laurence Kiéfé
    Editions Christian Bourgois 2015
    Le livre de poche n° 3478 (456 pages - 7,90 € )