vendredi 26 mai 2017

Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants de Kenzaburô Ôé, Prix Nobel 1994

    Au Japon, pendant la seconde guerre mondiale, les enfants d'une maison de correction sous la conduite de leur éducateur se réfugient dans un village de montagne afin de fuir les bombardements. Situé dans une vallée encaissée, cerné d'une forêt à la densité effrayante, le lieu pratiquement inaccessible se referme comme un piège sur le groupe de délinquants placés sous l'autorité d'un maire convaincu qu'un mauvais enfant doit être supprimé "dès le bourgeon". Le village devient prison, les paysans des geôliers au regard haineux et méprisant :
    "Maintenant qu'on est dans un coin perdu, poursuivit-il (l'éducateur), où que vous alliez, vous serez toujours rattrapés par les paysans avant d'atteindre une ville. Ces bougres-là vous détestent comme la lèpre. Ils sont capables de vous tuer. Vous aurez plus de mal à fuir d'ici que lorsque vous étiez en prison."
    Sales, affamés, au passé douteux et inquiétant, livrés à une population qui les méprise, le maire les contraint, sous la surveillance du forgeron, à enterrer les animaux victimes de l'épidémie qui sévit dans le village. Les villageois à leur tour contaminés et apeurés, s'enfuient en abandonnant les enfants qui prennent possession des maisons désertées et des provisions qui leur permettent enfin de se nourrir. Ils élaborent peu à peu un semblant de vie sociale dans les douceurs de la fraternité et la joie d'un premier amour adolescent, une trêve loin de la haine et de la violence qui sera de courte durée. Malgré l'aide du jeune coréen et du soldat déserteur qui les avaient rejoints, au retour des habitants l'affrontement sera inévitable et sans pitié.
    Un roman magnifique qui fait oublier, parfois, au lecteur une réalité monstrueuse où des enfants  traités comme des bêtes se prennent en charge, grandissent trop vite apprenant une vie qui ne veut rien leur donner. La tendresse indéfectible du narrateur pour son petit frère, la solidarité et l'entraide du groupe illuminent le récit de trop brefs instants d'un "bonheur" éphémère.
    Une description réaliste et sans retenue des corps, de leurs émanations diverses est parfois difficile à supporter, mais c'est dans ce "bain" que vivent les enfants dont la plupart resteront dans l'anonymat du groupe. Bien qu'ils gardent malgré tout la spontanéité et la possibilité de s'émerveiller, l'auteur ne nous laisse jamais oublier qu'ils ne sont que des enfants victimes de la guerre et d'une population haineuse qui les rejette.
   Une écriture "vraie" qui n'épargne pas le lecteur et encore moins les enfants !







    Titre original : Mémushiri Kouchi 1958,
 traduit du japonais par Ryôji Nakamura et René de Ceccatty
    Editions Gallimard - Haute Enfance, 1996 (235 pages)

vendredi 5 mai 2017

La nature exposée d'Erri De Luca

    L'homme est singulier, l'écrivain poète et philosophe ! Une vie et une oeuvre si intimement liées que dans la plupart de ses romans affleurent de discrètes notations autobiographiques.
    Il est né le 29 mai 1950 à Naples dans une famille bourgeoise ruinée par la guerre, contrainte de s'installer dans le quartier populaire de Montedidio (titre de son roman couronné en 2012 par le Prix Fémina étranger). A 16 ans, il devient communiste et s'inscrit au Groupe Lotta Continua. Dans les années soixante-dix, il abandonne ses études pour travailler dans l'industrie automobile, devient maçon en Italie, en France, en Afrique, chauffeur de camions de convois humanitaires en Bosnie. Ecologiste convaincu, le gouvernement italien le traduit en justice pour avoir dénoncé la construction de la ligne TGV Lyon-Turin. Automne 2015, il est finalement relaxé.
    Viscéralement attaché à ses origines, à sa terre, de son époque sans pour autant y adhérer totalement, c'est en montagne ce "désert  de quiétude" où il pratique l'escalade de haut niveau de préférence  en solitaire qu'il se ressource.
    "Je suis un homme de l'Ancien Testament, j'ai seulement été prêté à ce siècle." précise-t-il en affirmant qu'il est athée mais inconditionnel lecteur des textes sacrés : c'est avec eux que chaque matin il entame sa journée et c'est pour lire la Bible à la source qu'il a entrepris d'apprendre l'hébreu.
    "Tant que je peux rester ne fût-ce que sur une seule ligne de ces écritures, j'arrive à ne pas me défaire de la surprise d'être vivant." (Noyau d'olive - Gallimard 2004)

    "La nature exposée" :
     En zone frontalière ils sont trois, la soixantaine affirmée, trois copains d'un même village, le boulanger, le forgeron et le sculpteur narrateur du récit qui mettent leur parfaite connaissance de la montagne à profit pour aider des "voyageurs désorientés" à passer la frontière pendant la nuit. Les deux premiers en avaient fixé le prix versé au départ. Alertés par les médias qui débarquent au village ils apprennent que le sculpteur refuse de garder l'argent et le rend à ceux qu'il a fait passer de l'autre côté. Furieux, ils lui en font le reproche, le ton monte, ils exigent son départ. C'est ainsi que le sculpteur s'installe au bord de la mer. Avec ses outils pour tout bagage il se met en quête d'un travail.
    Après plusieurs échecs, il rencontre le curé d'une église qui lui demande de rendre à une statue, en retirant "la couverture de pierre" qui cache la nudité du supplicié, son aspect originel. Opération possible mais risquée :
    "Je lui dis qu'en la retirant on abîmera forcément la nature.
    Quelle nature ?
    La nature, le sexe, c'est ainsi qu'on nomme la nudité des hommes et des femmes chez moi."
    Il accepte la mission et commence une minutieuse préparation, étudie la statue, réalise des projets pour les soumettre à l'évêque, relit les versions de la crucifixion dans le Nouveau Testament et décide, pour se "rapprocher" du crucifié, de se faire circoncire avant d'entamer le travail.


     Par la magie des mots, le lecteur devient sculpteur, il est ses mains qui caressent et palpent la statue, interrogent le marbre dans ses moindres détails, il est ses yeux qui s'attardent sur l'harmonie des lignes dessinées par les muscles tendus par la souffrance, qui admirent la beauté du corps transcendée par l'agonie. Comme lui, il apprend le supplicié avec le regard du sculpteur - premier.
    Parce que l'auteur, d'une écriture simple dans sa perfection, en ne gardant que l'essentiel donne une rare densité au texte qu'il étoffe en juxtaposant le profane et le sacré, la compassion et la solidarité, la foi et l'amour,
    Parce qu'il met constamment le lecteur face aux questions primordiales sans lui souffler la moindre réponse, celui-ci reste seul face à ses propres interrogations.

    Editions Gallimard 2017 Traduit de l'italien (La natura esposta 2016) par Danièle Valin.
    (166 pages - 16,50€)