samedi 27 septembre 2014

L'Amour et les forêts d'Eric Reinhardt


    "J'ai eu envie de connaître Bénédicte Ombredanne en découvrant sa première lettre : c'était une lettre dont la ferveur se nuançait de traits d'humour, ces deux pages m'ont ému et fait sourire, elles étaient aussi très bien écrites, c'est un alliage suffisamment rare pour qu'il m'ait immédiatement accroché."

    Dans cette lettre, Bénédicte Ombredanne, expliquait à l'auteur combien elle avait été sensible aux qualités littéraires et humaines de son livre, qualités qui avaient trouvé chez elle un écho tout particulier. L'adresse électronique notée sous la signature appelait implicitement une réponse. A la fois flatté et intrigué il avait décidé de lui écrire. Après une seconde lettre où elle analysait avec pertinence son roman, il lui avait proposé une entrevue lorsqu'elle viendrait à Paris. C'est au cours de leur deuxième entretien que Bénédicte laissa tomber le masque pour se livrer sans retenue abandonnant les réticences qu'il avait bien senties sans oser insister par discrétion. Victime du harcèlement d'un mari violent, sa vie était devenue un véritable enfer qu'elle avait réussi à cacher à son entourage mais pour combien de temps encore. Afin de l'aider Eric Reinhardt l'avait encouragée à se confier quand elle en aurait la possibilité.

    Dès les premières lignes j'ai su que j'allais trouver dans ce livre tout ce que j'attends d'une lecture : qu'elle m'étonne, me surprenne, que le sujet porte à réflexion et que l'écriture soit digne de ce nom. Mais, je l'avoue, je n'avais pas envisagé de m'impliquer émotionnellement à ce point.
    Cette implication n'est pas étrangère à la qualité de l'écriture : concision dans l'analyse du comportement de ce mari passé maître en humiliation et insulte qu'il distille en permanence probablement pour masquer sa propre médiocrité, précision dans le processus de destruction qui annihile chez cette femme la possibilité de se révolter et d'agir.
   Je suis restée indignée devant l'acharnement et le savoir-faire du mari, incrédule devant la passivité de cette femme à se laisser détruire parce que je n'avais pas réalisé que le but du harcèlement c'est la perte d'identité de l'autre. Il avait pris sur elle "une emprise absolue, il était parvenu à la rendre à ce point dépendante, affectivement, de sa personne, qu'il pouvait, par son comportement, de la manière la plus primaire, agir sur la psychologie et sur l'état mental et donc physique de Bénédicte..." J'ai été horrifiée par l'ampleur et la constance de la perversité de cet homme qui ne renonça jamais à l'exercer, pas même devant la mort, et dont la "folie" destructrice aura su gagner l'adhésion de ses enfants.

    Au fil des pages arrive le temps de la compassion mais certainement pas celui de l'oubli. Le lecteur gardera en mémoire, pour la beauté de sa narration, le seul moment de révolte que Bénédicte s'est octroyé : une journée dans la forêt des Vosges, une rencontre dont le souvenir lumineux éclairera toutes ses années à venir et que nul ne pourra jamais lui ravir.

    Editions Gallimard 2014 (366 pages, 21,90€)





vendredi 12 septembre 2014

Joseph de Marie-Hélène Lafon

  
  "Les mains de Joseph sont posées à plat sur ses cuisses. Elles ont l'air d'avoir une vie propre et sont parcourues de menus tressaillements. Elles sont rondes et courtes, des mains presque jeunes comme d'enfance et cependant sans âge. Les ongles carrés sont coupés au ras de la chair, on voit leur épaisseur, on voit que c'est net, Joseph entretient ses mains, elles lui servent pour son travail, il fait le nécessaire. Les poignets sont solides, larges, on devine leur envers très blancs, charnu, onctueux et légèrement bombé. La peau est lisse, sans poils, et les veines saillent sous elles. Joseph tourne le dos à la télévision. Ses pieds sont immobiles et parallèles dans les pantoufles à carreaux verts et bleu marine achetées au Casino chez la Cécile; ces pantoufles sont solides et ne s'usent presque pas, leur place est sur l'étagère à droite de la porte du débarras."


    La densité de ces premières lignes est chose rare ! En creux, elles dessinent tout ce que l'on doit savoir de Joseph. Un portrait détaillé serait superflu. D'ailleurs l'auteure se contente d'ajouter seulement qu'il aura bientôt cinquante-neufs ans et qu'il pense que "un patron comme celui-là allait bien pour se finir." Il songe à la retraite, se souvient de toutes les places qu'il a faites, les bonnes et les mauvaises où les "sournois" maltraitent les bêtes dans le dos du patron. Celles-là, il les avait quittées rapidement parce qu'il aime son travail et le fait en pensant à tout ce qui est bon et bien. Joseph est un doux taiseux, un observateur affûté qui sait resté discret et réservé.
    "Joseph avait eu un trou dans sa vie, au milieu, entre trente-deux et quarante-sept ans; il y pensait comme à un fossé plein de boue froide avec des bords glissants où il serait tombé en sortant du café, et rien pour s'appuyer, rien à quoi se retenir;"
    C'était après avoir connu et vécu avec Sylvie qui est partie en le laissant seul avec son désir de famille. Trois cures plus tard, il s'en est sorti, heureux qu'un patron accepte de lui faire encore confiance, de pouvoir rester au pays et de ne pas partir à la ville comme son frère qui s'est marié et investi dans un commerce.


    Peu de chapitres, jamais d'alinéas, des phrases courtes qui donnent au récit un rythme et une continuité qui ôtent au lecteur toute velléité de faire une pause. Un vocabulaire simple, précis qui ne doit certainement rien au hasard, enrichi d'expressions pas encore totalement disparues, propres aux gens de la terre comme si là-bas on ne voulait pas perdre son temps en mots inutiles.
    En racontant Joseph témoin de son temps l'auteure rend hommage au monde paysan du Cantal, à ce monde silencieux et vieillissant où le travail est rude, exécuté sans plainte et sans récrimination par des hommes conscients d'en être probablement les derniers survivants.

    Editions Buchet-Chastel 2014 (140 pages, 13€)







mercredi 3 septembre 2014

La fille de mon meilleur ami d'Yves Ravey



    "Avant de mourir à l'hôpital de Montauban, Louis m'avait révélé l'existence de sa fille Mathilde dont il avait perdu la trace. Il savait seulement qu'elle avait passé des années en asile psychiatrique et qu'on lui avait retiré la garde de son enfant.
    Il m'a alors demandé de la retrouver. Et j'ai promis. Sans illusion. Mais j'ai promis. Et c'est bien avec elle que tout a commencé."

   Non, "Les Tontons flingueurs" ne sont pas de retour ! Yves Ravey n'est pas Michel Audiard : ici pas de joyeuseté, pas de parodie, mais une histoire sérieuse qui se dévide et se complique au fil des pages.
    William Bonnet et Louis s'étaient connus en Afrique et ne s'étaient jamais perdus de vue. William, directeur financier des Cycles Vernerey à Montceau-les-Mines, en délicatesse avec son patron, est prié par celui-ci de rester à l'écart de l'entreprise. Entièrement disponible, il part à la recherche de Mathilde, finit par la retrouver pour constater qu'elle est toujours aussi imprévisible. Elle réussit à le convaincre que pour aller mieux elle doit absolument voir son fils malgré l'interdiction du juge.
    Roméo vit à Savigny-sur-Orge chez son père remarié avec Sheila qui élève l'enfant. Anthony, l'ex de Mathilde, travaille à l'usine Rhône-Poulenc où il est trésorier syndical de la caisse de solidarité des ouvriers en grève. William a promis, Mathilde verra l'enfant, sans lui parler, et ils repartiront aussitôt après. Et c'est ainsi que William et Mathilde se retrouvent au motel de Savigny.
    Situation simple me direz-vous, oui mais voilà, avec Yves Ravey les situations ne restent jamais simples et les complications resserrent l'intrigue, les détails insignifiants (?) pleuvent, alertent le lecteur aux aguets qui finit par réaliser que l'engrenage se grippe, les faits dérapent sous la pression d'un contexte social qui risque de changer la donne.
    Et puis, William Bonnet est-il vraiment ce qu'il prétend être, est-il capable de gérer Mathilde qui n'est pas au mieux de sa forme et devient vite incontrôlable ?
    On a des doutes, on croit savoir, mais non, l'auteur nous distille une autre intrigue adaptée aux circonstances et construit peu à peu une oeuvre littéraire qui a tout du polar sans en en avoir le nom.
   
      Les Editions de Minuit 2014, 156 pages, 14€