dimanche 26 janvier 2014

Les évaporés de Thomas B. Reverdy

    Au Japon disparaître est une tradition qui remonte à l'époque féodale. Nul ne recherche "les évaporés". Les familles, couvertes de honte, gardent le silence. Les catastrophes, les dettes, une corruption galopante, fuir la police et les yakusas, les exécutants de la toute puissante mafia japonaise, sont autant de bonnes raisons pour certains de s'évaporer.
    "Ce que nous appelons ici johatsu remonte à l'époque Edo. Les criminels ou les gens qui avaient une dette d'honneur allaient se purifier aux sources du mont Fuji ... ils entraient dans les bains de vapeur et ils disparaissaient. C'est pour cela qu'on les appelle des évaporés."
    En pleine nuit, Kazehiro quitte furtivement sa maison. Il a laissé une lettre d'adieu, ses clés, son téléphone et son portefeuille dont il a extrait une liasse de gros billets. Témoin gênant de pratiques frauduleuses à la banque où il travaillait, décidé à ne prendre aucun risque, il choisit de s'évaporer et de s'appeler dorénavant Kaze.
    Akainu n'a que quatorze ans, il a fui devant le tsunami, s'est éloigné de Fukushima, n'a jamais retrouvé ses parents. Il se débrouille pour survivre en travaillant dans le bar de Koba. Mais un matin, le Vieux est lâchement assassiné par les yazukas. Témoins de la scène il se sauve, réussit à leur échapper et décide alors de disparaître.
    "Akainu était triste pour le Vieux, mais il ne pouvait rien y faire. Quand on n'a que quatorze ans, qu'on a faim et froid et pas d'endroit où aller, et une cheville qui fait mal, c'est difficile de savoir quoi faire de sa tristesse." (p.55)
    Au refuge de la Tortue, contre des travaux d'entretien il obtient l'autorisation d'occuper un réduit pour y dormir. C'est là qu'il rencontre Kaze qui lui propose de l'embaucher dans la petite entreprise de débarras en tous genres qu'il a créée. Le travail ne manque pas, mais ils devront encore fuir, se rapprocher de la zone contaminée et finir par accepter d'y travailler.

    La-bas, de l'autre côté du Pacifique, en Californie, Yukiko, la fille de Kazehiro, reçoit un appel de sa mère : elle doit rentrer au Japon pour essayer de retrouver son père récemment disparu. Yukiko demande à Richard B., son ex, poète à ses heures et détective privé de partir avec elle. Parce qu'il l'aime encore, il se laisse convaincre et accepte de l'accompagner.
    "Je déteste voyager, c'est ce que Richard B. se répétait en bouclant sa valise. Il n'y avait rien au monde qu'il aimât plus que les habitudes : sa maison, ses amis, son quartier de North Beach ... (p.16)
    Tout de même, le Japon, se dit-il en repensant au coup de fil de Yukiko. Pour quelqu'un qui déteste voyager, ça fait une trotte." (p.20)

    Nous allons suivre Richard B. enquêtant dans un Japon parallèle, secret et déroutant où les langues ne se délient pas aisément, Yukiko happée par ses souvenirs qui redécouvre son pays sur lequel elle pensait avoir définitivement tiré un trait.
    Avec Kaze et Akainu, nous connaîtrons la crainte des fuyards, l'angoisse permanente dans les quartiers des travailleurs pauvres de San'ya à Tokyo et les camps de réfugiés de Sendai dans le nord.
    Kaze sera-t-il démasqué ? Akainu acceptera-t-il de rechercher ses parents et d'affronter la vérité ?

    A la fois roman policier, roman d'amour, quête existentielle, l'action se déploie dans une atmosphère au charme mystérieux, crépusculaire. Bien que découpé en chapitres parfois brefs qui sont autant de nouvelles juxtaposées, le récit, passant d'un personnage à l'autre, garde à l'intrigue toute son unité.
    Entre rêve et réalité, l'auteur dépeint, avec sensibilité et poésie, un Japon contemporain, tourmenté et mélancolique. Certaines pages sont poignantes de vérité, inquiétantes. Le dosage est subtile et le lecteur sous le charme !

     "-Tu es venu là avec la vague. Comme les autres. Mais pour une raison que j'ignore, toi, tu refuses de nettoyer les ruines en les emmenant à la décharge.
    -C'est impossible, je suis vivant.
    -Bien sûr. Et tu parles à un renard.
    -Ne te fous pas de moi. Comment sortir d'ici ?
    -Regarde autour de toi.
    -Il n'y a que de la neige. Je vais mourir de froid.
    -Regarde mieux.
    -Je ne vois rien.
    -Ce n'est pas de la neige, idiot. Ce sont des cendres. Je t'ai dit que tout avait disparu. Tu es mort, comme tous les hommes de la côte."

    Vous avez fait ce rêve à Fukushima. (p.191)

    Editions Flammarion 2013 (300 pages-19€)
Ce livre a été écrit au Japon en 2012, à la villa Kujoyama à Kyoto, un an après la catastrophe naturelle du Tohoku et la catastrophe nucléaire de Fukushima.
Tout ce qui est raconté ici est vrai... (Note de l'auteur)
   


    
   

vendredi 3 janvier 2014

L'Enfant au visage couleur de la mort de Pascal Quignard

               A vous qui prenez le temps de consulter mon blog, qui pensez sûrement que sans les livres la vie serait bien morose, laissez-moi vous offrir ce conte afin que vous  retrouviez votre âme d'enfant et commenciez cette nouvelle année dans la sérénité. 

   C'est au solstice d'été que le maître reçut l'ordre de partir à la guerre. Il donna une fête pour saluer ses amis, régla ses affaires et après une dernière nuit auprès de sa femme, prit son bagage et se mit en chemin dans l'aube naissante.
    Certains disent l'avoir vu aux portes de Burdegala, en Gaule transalpine, près de Rotomagus et dans les forêts de Germanie. On perdit trace de lui. Personne ne reçut de nouvelles. On l'attendit.

    Car, avant qu'il partît, on dit qu'il avait fait venir auprès de lui son fils. Certains se portent garants qu'il eût dit à l'enfant  : " Enfant, n'attends pas mon retour. Ecoute toujours ce que l'on te dira. Obéis  au hasard. Répond avec rareté. Mais je te signifie cette seule interdiction : que jamais tu ne lises les livres. Je te donne en dépôt cette interdiction. A elle seule, elle est un trésor. Je la tiens de mon père. Le père de mon père la tenait de son père. Que tu l'enfouisses dans ton coeur comme un secret mystérieux, impérieux, et grave. Elle est le secret de ce qui illumine nos visages. Qui brille dans nos yeux. Si je revenais un jour, je t'en donnerais la raison. Maintenant, n'attends pas mon retour, et n'ouvre pas les livres."

    L'enfant peu loquace se conforma aux consignes de son père : il ne lisait pas, il n'attendait pas son retour. Mais il grandit, apprit à lire, à écrire et à compter.  Rongé par des questions sans réponses, par des désirs inassouvis, il se prit à attendre le retour de son père. Dans l'espoir de le retrouver, il voulut connaître le monde, transgressa l'interdiction paternelle et s'adonna à la lecture sans restriction. A la grande surprise de sa mère son caractère s'en trouva transformé.

    Nombreux furent alors ceux qui avancèrent que sa métamorphose aurait été accompagnée d'un étrange pouvoir qui émanait de son visage. [...] qui vivait un certain temps dans la proximité de son visage, on disait qu'il était entraîné peu à peu dans la mort. Comme éteules grises dorées après la moisson faite, on affirme que son corps s'étiolait alors. Alors comme un poing de neige au soleil, on soutient que sa chair s'affaiblissait. Alors, comme à l'extrême vacillement, la flamme, à l'entour de la mèche consumée, on raconte que les yeux perdaient de leur éclat : la vie s'en allait sans plus de sens que le trajet d'une goutte de pluie. Et où il y avait un vivant, le bruit courait qu'on retrouvait un mort.

    Quand sa mère comprit que l'enfant était devenu monstre, dans une tour il fût enfermé et elle seule en garda la clé. Quand il fût en âge de se marier, il exigea de sa mère qu'elle lui amenât une prétendante. Rendu fou furieux par ses réticences, il  la menaça : "Mère, si dans huit jours je ne suis pas marié, je te donnerai à la mort." 
    La mère partit dans la montagne rencontrer une pauvresse et la convaincre de lui donner l'aînée de ses trois filles. Comment elle réussit à l'attendrir, nul ne le sut jamais. Elle revint avec la fiancée et après les festivités d'usage, conduisit la jeune fille dans la tour. Alors, pendant qu'il la mettait nue et l'aimait, elle était entraînée dans la mort.
    Huit jours après l'enfant au visage couleur de la mort demanda à sa mère une nouvelle épouse. Et la mère repartit, et la pauvresse accepta de lui donner la cadette. Après les noces vite célébrées, la mère referma la porte de la tour sur la cadette. Ils racontent qu'alors, pendant qu'il l'eût dévêtue et aimée, elle aurait été, lentement, entraînée dans la mort.
    Et huit jours plus tard, l'enfant redemanda une nouvelle promise et la mère retourna voir la plus pauvre des pauvres et lui demanda la dernière de ses filles. Pour la troisième fois, elles prirent le même chemin et pour la troisième fois elles rencontrèrent la vieille, mais pour la première fois la plus jeune des filles accepta de lui répondre : 
    "Ah ! Vieille ! A qui me parle je réponds. [...] ainsi je te parle et ainsi je te salue car là où je vais, là est la mort..."
    "Fille, écoute moi. Je veux t'aider. Parce que tu me parles je vais te répondre : pour le jour de ta noce fais-toi donner trois robes. Une sera blanche.Une autre sera jaune. Une autre sera brune. Tu passeras la robe jaune sur la robe brune. Tu passeras la robe blanche sur la robe jaune. Alors, le soir, quand ton mari te dira ; "Déshabille-toi", tu lui répondras : "Déshabille-toi aussi. Avant moi", Et tu feras ainsi jusqu'à la dernière robe."
    On expédia vite les festivités et quand le soir vint, la dernière des trois filles s'en est allée dans la tour et la porte fût refermée. Elle ne montra aucune frayeur. Emue, elle tint les yeux baissés : l'enfant au visage de mort détourna son regard. "Déshabille-toi" lui ordonna l'enfant. "Déshabille- toi aussi. Avant moi", lui dit-elle...

    Je vous laisse découvrir la fin. Ce que je peux ajouter ?  Toutes les histoires n'ont pas forcément une fin heureuse !

    Je lis et relis toujours avec le même plaisir la prose de Pascal Quignard. Sous une apparente simplicité, elle est savamment élaborée et chaque mot choisi avec un soin extrême. Parfois déroutante, toujours musicale, reconnaissable entre toutes elle ne m'a jamais déçue, souvent émue et toujours laissée admirative.

    Editions Galilée 2006-83 pages (15.50€)
L'Enfant au visage couleur de la mort fut publié en 1979 par François Ruy-Vidal sous le titre Le secret du domaine (Ed. de L'Amitié). La présente édition, corrigée, entièrement recomposée, est définitive.