mercredi 30 septembre 2015

Délivrances de Toni Morrison


 
  "Délivrances", si le terme suggère, à juste titre, la possibilité d'un certain apaisement, Madame Morrison qui a reçu Le Prix Nobel de Littérature en 1993, n'a pas abandonné pour autant les thèmes chers à son coeur : le racisme, la soumission, l'enfance, la haine de soi...et la violence qui, plus en sourdine ici, n'en est pas moins présente et destructrice.
    Impossible de ne pas penser en commençant ce onzième roman de l'auteur à son premier livre publié en 1970 : "L'oeil le plus bleu" l'histoire de Pecola la petite fille noire qui rêvait d'avoir la peau blanche et les yeux bleus.

   L'histoire de Bride commence quand elle n'était que Lulla Ann, à sa naissance contée par sa mère : "Elle m'a fait peur, tellement elle était noire. Noire comme la nuit, comme le Soudan. Moi, je suis claire de peau, avec de beaux cheveux, ce qu'on appelle une mulâtre au teint blond, et le père de Lulla Ann aussi." Stupéfaction des parents devant cette "négrillonne" qui ne sera pour la mère qu'un fardeau bien porté, quant au père il prendra carrément la fuite.
     Pour l'armer contre les inévitables manifestations racistes dues à la couleur de sa peau, Sweetness élève sa fille avec sévérité. les marques de tendresse maternelle sont bannies de son éducation et l'enfant a toujours su que sa mère n'aimait pas la toucher ! A huit ans Lulla Ann par son témoignage fait condamner une institutrice perverse, quand sa mère, à la sortie du tribunal lui prend la main elle sait qu'enfin elle a gagné sa reconnaissance.
    Quinze ans après, elle choisit de se faire appeler Bride. Toujours vêtue de blanc pour accentuer sa beauté noire, c'est une femme "...saisissante. Plutôt effrontée et sûre d'elle." Une belle situation, un fiancé, Booker, bel homme dont elle est très éprise complète le tableau d'une réussite véritable revanche sur la vie qui, au départ, n'était pas forcément prometteuse pour elle.
    Mais parfois, le destin déraille : "T'es pas la femme que je veux." et Booker la quitte sans plus d'explications. La vie de Bride bascule et la réussite perd tout son sens. Rattrapée par un passé qu'elle a toujours voulu oublier, elle décide de partir à la recherche du fugitif.


    Comme à l'accoutumée, Toni Morrison fait la part belle aux femmes en leur donnant la parole, un seul homme participe au dialogue et encore lui faudra-t-il attendre la 3ème partie. Chaque personnage en apportant sa pierre à l'édifice fait avancer l'histoire. Construite en chapitres courts la narration gagne en intensité, nous bouscule ou nous émeut. L'auteur pose sur la société américaine contemporaine un regard lucide et réaliste sans aucune concession.

    Sweetness commence le roman par une naissance, elle le termine par l'annonce d'un enfant à venir. La boucle ainsi bouclée, elle peut s'adresser à sa fille :
    "Ecoute-moi. Tu es sur le point de découvrir les qualités qu'il faut, comment est le monde, comment il fonctionne et comment il change quand on est parent.
    Bonne chance, et que Dieu protège l'enfant."

    Gold Help the Child traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Christine Laferrière
    Christian Bourgois éditeur, 2015 (197 pages-18€)
  



jeudi 3 septembre 2015

La femme d'en haut de Claire Messud


    Nora Eldridge, célibataire de quarante-deux ans, est une personne ordinaire, transparente, obsédée à l'idée de se faire remarquer. Lucide quant à la médiocrité de sa vie trop bien réglée, elle dissimule la colère rentrée que génère, chez elle, la perspective d'un avenir sans espoir de changement.
    Institutrice compétente, adorée de ses élèves, c'est dans sa classe que débarque, un matin, le petit Réza Shahid. D'emblée, elle est conquise par l'enfant, "Exceptionnel. Adaptable. Compatissant. Généreux. Tellement intelligent. Tellement vif. Tellement gentil. Avec un tel sens de l'humour..." Une petite bagarre à la récréation amènera l'enseignante et la mère à se rencontrer. Pour Nora, c'est le coup de foudre. Séduite par l'enfant elle le sera aussi par la mère incarnation de la femme libérée, épanouie, séduisante et même séductrice qu'elle aurait aimée être. Siréna, artiste italienne créatrice d'installations lui rappelle qu'elle aussi avait des ambitions artistiques qu'elle a peu à peu abandonnées. Elle rencontrera , Skandar le père, universitaire d'origine libanaise, écrivain et conférencier notoire. Nora est fascinée par cette famille "idéale" dont elle avait rêvée et qu'elle n'aura jamais. D'autant plus fascinée que la famille Shahid lui ouvre les portes de son intimité et qu'immédiatement elle se sent adoptée ? Sentiment conforté quand Siréna lui demande de partager un atelier avec elle et d'assurer la garde de Réza quand le couple sera dans l'obligation de s'absenter. Sans retenue, Nora s'abandonne au bonheur de vivre ce dont elle a toujours rêvé même si ce n'est qu'un bonheur par procuration.






    Roman en trois parties d'intérêt inégal ! Les premières pages au rythme soutenu sont prometteuses et le malaise discret qui ne se met en place que très subrepticement peut ne pas intriguer le lecteur. La deuxième partie est longue et fastidieuse : la description des installations manque d'une concrétisation visuelle qui devient vite frustrante, quant à la narration des états d'âme de Nora elle frise parfois le bavardage. La violence de la dernière partie est sidérante et je l'aurais personnellement vécue comme un viol, comme la froide décision de trahir, de détruire sans possibilité de retour. Et pourtant...
    "... assez en colère, putain, pour, avant de mourir, pouvoir vivre.
    Vous allez voir ce que vous allez voir."

    Titre original : The wooman upstairs 2013
    Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par France Camus-Pichon
    Editions Gallimard 2014 (373 pages-21,50 €)