mardi 31 janvier 2012

Vie animale de Justin Torres

    Or, de tous les animaux sauvages, le garçon est celui qu'il est le plus difficile de manier. (Platon, Les Lois )
                                                                                                              

   "On en voulait encore. On frappait sur la table avec le manche de nos fourchettes, on cognait nos cuillères vides contre nos bols vides ; on avait faim. On voulait plus de bruit, plus de révoltes. On montait le son de la télé jusqu'à avoir mal aux oreilles à cause du cri des hommes en colère. On voulait plus de musique à la radio ; on voulait du rock. On voulait des muscles sur nos bras maigres. On avait des os d'oiseau creux et légers, on voulait plus d'épaisseur, plus de poids. On était six mains qui happaient et six pieds qui trépignaient ; on était des frères, des garçons, trois petits rois unis dans un complot pour en avoir encore. " (page 11)

    Début violent, percutant qui a le mérite de ne laisser au lecteur aucune ambiguïté : il s'embarque dans une narration sans concession à la suite de trois petits monstres, unis comme les doigts de la main, solidaires en toutes circonstances dans la douleur comme dans la désobéissance.
   
     Paps leur père, grand gaillard portoricain au tempérament impulsif et violent, vit de petits boulots quand il en trouve. Ma leur mère, petite chose minuscule et blanche, travaille de nuit dans une brasserie. Ils n'avaient que seize et quatorze ans quand Manny, leur premier bébé, est arrivé suivi très vite de Joel et du petit dernier : trois petits monstres différents de par leur métissage  et leur couleur de peau, tous les trois peu ou pas élevés par des parents immatures, dépassés par les événements.

    Et la vie s'écoule chaotique, ballottée par les circonstances, les "cuites" du père, ses colères imprévisibles et incontrôlables, les bêtises et les inventions des enfants sanctionnées par de mémorables corrections , les décalages horaires d'une mère perturbée par le travail de nuit.

 "...Elle travaillait de nuit à l'usine sur la colline, et parfois, elle était un peu perdue. Elle se réveillait n'importe quand, elle se trompait, elle mélangeait les jours et les heures, elles nous ordonnait de nous brosser les dents, de nous mettre en pyjama et de nous coucher en plein milieu  de la journée..."(page15)

    Une vie où alternent des périodes de silence pour épargner le sommeil de Ma, de tentative de fugue ratée, de fabrication de cerfs-volants avec des sacs en plastique, afin de rêver un peu, de baignade dans un lac avec Paps qui faillit se terminer en noyade à cause de son inconscience. Des moments joyeux, délirants parfois, vécus dans la complicité et la tendresse.

    Très vite le lecteur comprend que c'est le dernier de la fratrie, dont on ne connaîtra jamais le prénom, qui raconte. Peu à peu l'auteur nous laisse entendre qu'il est différent de ses frères, qu'il semble avoir d'autres exigences, d'autres priorités, qu'il cherche une autre "vie" où le livre semble avoir quelque importance.

    Portés par cette écriture rythmée, fulgurante et lyrique, les garçons s'acheminent vers une adolescence qui va exacerber les différences, intensifier les problèmes et les tensions. Le dénouement, étonnant, singulier ne désavouera pas le ton du roman. S'il se fait dans la douleur et la violence, il sera adouci par une infinie tendresse qui dira enfin son nom.

     Le lecteur achève le livre secoué, bousculé mais heureux d'avoir découvert un premier roman abouti et conclu avec maestria. Bravo !

     Editions de L'Olivier 2012 (140 pages)

    We The Animals 2011 Traduit par Laetitia Devaux

    Justin Torres est né en 1981 dans l'Etat de New York
    Il a publié dans la revue Granta et dans le New Yorker.
    Vie animale est son premier roman.