jeudi 26 mars 2015

Goat Mountain de David Vann


    

    Non, décidément, les romans de David Vann ne sont pas de longs fleuves tranquilles. L'auteur aime les décors inhabituels, inaccessibles où les personnages confrontés à un environnement hostile, à des événements qui dérapent sont propulsés dans des situations qu'ils ne sont pas en mesure de maîtriser.
Souvenez-vous :
    "Sukkwan Island", une île sauvage du sud de l'Alaska où Jim, accompagné de son fils de 13 ans, décide de vivre un an dans une cabane perdue au fond de la forêt.
    "Désolations", un couple sur l'instigation du mari part construire une cabane sur un îlot battu par les vents et le froid.
    "Impurs", dans une demeure familiale d'une vallée centrale de la Californie, une mère et son fils s'affrontent tout un été caniculaire.
    "Goat Mountain" ne fait pas exception. Un ranch de deux cent cinquante hectares, un lieu de montagnes, de vallées, de chemins et de pistes plus ou moins carrossables où alternent forêts de pins et de chênes, prairies et pentes envahies de broussailles limitant la vue et les déplacements.
    Automne 1978, comme chaque année, les hommes y partent pour une battue de quelques jours : le grand-père, énorme force de la nature, peu bavard mais à la parole tranchante et incontestée, le père toujours inféodé au patriarche accompagné de son fils de 11 ans et de Tom, un ami de la famille. Sur ces terres vierges de toute présence humaine, ils sont venus chasser le cerf avec la ferme intention de ne pas rentrer bredouilles et pour l'enfant l'espoir d'abattre son premier animal et d'accéder ainsi au statut "d'adulte".
    Très vite, les quatre chasseurs découvrent qu'ils ne sont pas seuls quand ils aperçoivent au loin un braconnier qui s'est introduit sur leurs terres. Le père règle la lunette de son fusil pour observer l'intrus et invite son fils à venir faire de même. L'arme dans les mains, le doigt sur la gâchette, l'enfant tire. La situation devenue irréversible perturbe peu à peu le comportement des quatre protagonistes, réveille les instincts primitifs et les consciences, vire à l'affrontement intergénérationnel et transforme la fin de leur séjour en cauchemar.

    L'écriture est rapide, hachée, haletante mais elle prend le temps d'être précise rendant à la nature  sa beauté sauvage, ses pièges et son emprise sur l'homme surtout quand elle libère la violence et la part d'animalité cachées en lui.
    C'est l'enfant qui raconte le long chemin de son parcours initiatique en quête d'une identité qui se construit dans la violence marquée par la culture et les traditions. Ses nombreuses références à La Bible, à Jésus, au jardin d'Eden, à la faute originelle cherchent-elles une explication, une excuse, un pardon à son geste, à l'ivresse que donne le pouvoir de tuer ?

    Ce n'est pas une histoire de tout repos. Quand le rythme s'accélère, l'urgence se fait palpable, le groupe éclate, l'hostilité augmente et l'issue devient totalement imprévisible. Malgré certaines scènes éprouvantes, le lecteur reste fasciné, aimanté par la beauté qui se dégage de certaines pages. C'est bien là le talent de l'auteur, nimber l'horreur d'une pointe de poésie !
    N'oublions pas de replacer ce drame dans son contexte, celui où les enfants apprennent à manier un fusil, fût-il de chasse, dès leur plus jeune âge.

    "...Ce roman consume les derniers éléments qui, à l'origine, m'ont poussé à écrire : les récits sur ma famille et sa violence. Il revient également sur mes ancêtres cherokees, et leurs interrogations lorsqu'ils furent mis face à l'idée de Jésus." D.V.

    Titre original Goat Mountain 2013
    Editions Gallmeister 2014, traduit de l'américain par Laura Derajinski (248 pages- 23€)





samedi 7 mars 2015

Le septième jour de Yu Hua

    "Par un épais brouillard, je suis sorti de la maison que je louais, et j'ai divagué dans la ville irréelle et chaotique.Je devais me rendre dans cet endroit qu'on appelle funérarium, et qu'on appelait jadis le crématorium. On m'y avait convoqué, avec obligation de me présenter là-bas avant 9 heures du matin, ma crémation étant prévue pour 9h30."

    Etonnant début pour aborder l'oeuvre d'un écrivain que je découvre à son...dixième roman. Rien de macabre dans ce livre, juste une réflexion sur le destin des hommes et sur le sens de la mort. Rien de morbide non plus, c'est le moyen détourné que l'auteur a choisi pour célébrer la vie.
    Le titre qui renvoie à la création du monde selon la Bible rythme le déroulement de l'action sur sept jours. Une critique sociale et politique sous-jacente et discrète ancre le récit dans la réalité de la Chine d'aujourd'hui.
    Au lecteur d'accepter de suivre les personnages qui évoluent de l'autre côté de la vie et perdent peu à peu leur aspect humain pour se transformer en squelettes plus ou moins décharnés.

    Yang Fei meurt brutalement dans une explosion. Seul, il arrive de l'autre côté, dans un "no man's land" où il va errer pendant sept jours trop pauvre pour se payer une sépulture. Il déambule dans ce monde au milieu des êtres qui comme lui sont en attente d'une incinération impossible. Il espère y retrouver son père brutalement disparu : très vieux et malade, il s'était "évaporé" pour ne pas peser sur la vie de son fils.
    Au long de ses déambulations il retrouve d'anciennes connaissances et ils s'empressent tous de "rejouer" ce qui n'est que la parodie de leur vie sociale d'avant. Cette parodie basée uniquement sur le faire-semblant aide Yang Fei à comprendre et oublier les souffrances de son existence et à trouver une signification à sa vie passée dans une atmosphère de calme et de sérénité.

   Très beau cheminement, sensible témoignage  qui tout en restant lucide sur la Chine actuelle est empreint d'une grande douceur et de beaucoup de poésie. Un travail de mémoire sans une once d'esprit revanchard, un immense hommage à la vie qui laisse au lecteur, quand il referme le livre, un incroyable sentiment d'apaisement.

"...Moi-même, j'écris pour garder une trace du monde, pour transmettre la réalité actuelle aux lecteurs à venir." Yu Hua
  (cité par Marine Landrot-télérama 17/12/2014)

   2013- Actes Sud 2014 traduit du chinois par Angel Pino et Isabelle Rabut