mercredi 27 novembre 2013

Une enfance de Jésus de John Maxwell Coetzee


   




       Et si la clé de ce conte moderne était dans le titre ?

    Ils étaient arrivés par la mer, s'étaient connus sur le bateau, avaient transité par Belstar où ils étaient restés trois semaines. Au camp, on s'était empressé de les dépouiller de leur passé, de leur donner un nouveau nom, comme pour mettre leur compteur à zéro avant qu'ils ne commencent une nouvelle vie : l'adulte est devenu Simon, âgé de quarante cinq ans et l'enfant, David âgé de cinq ans. Ils ont appris des rudiments d'espagnol pour faciliter leur intégration. D'où venaient-ils, où avaient-ils atterri ? L'auteur ne le précise pas ! Sur le bateau, le vent avait emporté le papier permettant à David de retrouver sa mère. Simon lui avait promis de la chercher. En attendant de la trouver, il  adopte provisoirement l'enfant.
    De Belstar ils partent pour Novilla où l'administration leur attribue un logement et procure un travail de docker à Simon. Ils font la connaissance d'Elena et de son fils Fidel, les enfants jouent ensemble et les deux "familles" se lient d'amitié. La vie coule sans heurts, sans problèmes, sans affects. Est-ce là un nouvel Eldorado ou tout simplement un monde déshumanisé par une bureaucratie omniprésente ?

    "...Elena est une femme intelligente, mais elle ne voit pas ce qu'il y a de double dans le monde, elle ne voit pas la différence entre l'apparence des choses et ce qu'elles sont réellement. Une femme intelligente, une femme admirable aussi, qui a fait d'une vie matérielle des plus étriquées - travaux de couture, leçons de musique, tâches ménagères - une vie nouvelle, une vie à laquelle elle prétend - à juste titre ? - qu'il ne manque rien.Même chose avec Alvaro et les dockers : il ne décèle jamais chez eux aucune aspiration secrète, aucun désir lancinant d'un autre genre d'existence. Lui seul est l'exception, lui, l'insatisfait, l'inadapté. Quel est donc son problème ? N'est-ce, comme le dit Elena, que l'ancienne façon de penser et de sentir qui n'est pas encore morte en lui, qui s'agite et se rebiffe dans ses dernières affres ?" (p.38)

    Simon n'oublie pas sa promesse. Au hasard d'une promenade à la Résidencia il assiste, en compagnie de David, à une partie de tennis entre une jeune femme et ses frères. La regardant évoluer, Simon a soudain l'intuition, la certitude qu'il a enfin trouvé une mère pour David. D'abord réticente à une aussi surprenante proposition celle-ci, en mal d'enfant, finira par accepter ce fils tombé du ciel.

    "Elena elle est sa mère. Je suis arrivé dans ce pays démuni de tout, hormis une conviction inébranlable : je reconnaîtrais la mère de l'enfant dès que je la verrais. Et dès l'instant où j'ai posé les yeux sur Inès j'ai su que c'était elle." (P.118-119)

    Au début, Inès se conduit en mère possessive, régresse David à l'état de bébé, l'éloigne de son environnement habituel, évince le plus possible Simon atterré par son attitude. C'est alors qu'il prend la juste mesure de son attachement à l'enfant. Avec le temps, Inès acceptera qu'il exerce son rôle d'oncle-parrain et le laissera participer à son éducation.
    L'enfant, intelligent, se révèle réfractaire à un enseignement classique préférant évoluer dans un monde parallèle dont il est le seul à avoir la clé. Attitude inacceptable dans une société où chaque individu est programmé pour tenir le rôle qui lui est assigné. Décrété inadapté, il sera envoyé dans un centre spécialisé sans que sa mère et Simon puissent s'y opposer. La séparation, véritable déchirement pour tous les trois, déclenchera des événements inattendus.

    C'est un livre de dialogues à la fois déroutant par les nombreuses questions qu'il pose, agaçant parce que celles-ci restent toujours sans réponses. Mais l'intérêt du lecteur est porté, jusqu'à la fin, par la qualité exceptionnelle de la relation nouée entre l'homme et l'enfant.
    "Une enfance de Jésus"? Au fil des pages j'ai cherché en vain la signification de ce titre. C'est en refermant le livre que j'ai réalisé que je venais tout simplement de lire un conte "biblique". L'évidence de cette révélation en donne la pleine et entière justification. Aux futurs lecteurs d'en distribuer les rôles !

    Editions du Seuil 2013 (380 pages)
Traduit de l'anglais (Afrique du Sud) par Catherine Lauga Du Plessis.

    John Maxwell Coetzee, romancier et professeur de littérature sud-africaine, naturalisé australien et d'expression anglaise.
Il est né au Cap en Afrique du Sud le 2 février 1940. Prix Nobel de littérature en 2003.







dimanche 10 novembre 2013

Parabole du failli de Lyonel Trouillot


En Haïti, trois mousquetaires des temps modernes armés de silence et de mots ! 

    Un journaliste qui songe au grand oeuvre qu'il écrira peut-être un jour, qui sort, quelquefois, avec Josette réceptionniste au journal, mais reste réticent à officialiser une relation un peu trop plan-plan pour lui.
    Un prof de maths passionné de poésie qui essaie d'oublier un père qui l'a éduqué en maniant la rigoise*avec dextérité et assiduité. L'Estropié, ainsi nommé parce qu'il a une jambe plus courte que l'autre et marche avec une canne, partage avec le journaliste, ils sont aussi fauchés l'un que l'autre, la modeste maison que celui-ci a héritée de ses parents.
    Pedro le comédien, les deux colocataires ont croisé sa route un soir en rentrant du cinéma.

    "Nous grimpions la colline en devisant sur tout et rien .Et toi, tu chantonnais, assis sur le parvis de l'église. En nous voyant tu as arrêté de chanter, tu as ôté ton chapeau pour nous faire une courbette et tu nous as lancé un vers de Baudelaire : Homme libre, toujours tu chériras la mer... L'Estropié a continué : ... la mer est ton miroir.[...] Tu as pris ta diacoute*et ton chapeau de paille, et tu nous as suivis jusqu'au deux-pièces."(p38)

    Sans poser la moindre question, ils ont adopté le fils chassé par un père qui avait renié l'artiste qu'il était devenu. Ils ont accepté ses disparitions inexpliquées, ont géré ses humeurs, ses peines et ses imprévisibles débordements. Ils ont respecté ses silences et patiemment encaissé ses délires, ils l'ont accompagné quand il risquait de mettre sa vie en danger. Pedro le mal-aimé descendu des beaux quartiers pour déclamer, dans la zone de Pointe-Noire, les poèmes de Baudelaire, Eluard, Pessoa et donner ainsi un sens à sa vie.
    Puis un jour, sans crier gare, il est parti vivre sous d'autres cieux où poussent les immeubles de douze étages, où son talent sera enfin reconnu.

    "Oui. Ce soir où la station des nouvelles étrangères a annoncé qu'un garçon de chez nous s'était jeté du douzième étage d'un immeuble d'une grande ville, que les causes de son suicide n'étaient pas connues, [...] L'Estropié et moi, nous avons regardé le matelas sur lequel tu ne te coucherais jamais plus. Nous l'avions laissé à sa place pour le jour où tu reviendrais. L'autre, quand il revient, il convient qu'il retrouve les choses du coeur à la même place. Comme une preuve qu'il nous a manqué." (p 18)

    Sans attendre, le journaliste lui adresse une longue lettre pour lui crier leur désarroi, leur incompréhension, leur colère aussi. Pourquoi partir si loin ? Ils auraient su le retenir, continuer à le protéger des autres et de lui-même. Il lui rappelle leur complicité, leurs disputes, les soirées de palabres où l'alcool faisait tanguer le deux-pièces comme un bateau. Il lui dit aussi comment ils l'ont épargné en faisant silence sur leurs propres problèmes et leurs chagrins et regrettent de ne pas avoir su lui expliquer combien il comptait pour eux.

    Les deux amis sont chargés d'organiser l'hommage qui lui sera officiellement rendu. Pour ce faire, le journaliste a droit à plusieurs colonnes dans l'unique quotidien de Port-au-Prince. L'Estropié a récupéré chez Mme Armand le manuscrit où Pedro avait réuni ses poèmes sous le titre de Parabole du failli avec la ferme intention de les utiliser pour la cérémonie. Plus qu'une cérémonie, c'est une véritable apothéose où ses mots vont enfin trouver une place méritée !

    On connaît la force de l'écriture de Lyonel Trouillot qui rend hommage à un peuple qui n'en finit jamais de lutter contre l'échec et la pauvreté. Des phrases qui, empreintes d'une pudeur extrême, font mouche et en disent plus qu'il n'y paraît. Un style marqué d'une pointe de créolité qui nous enchante et qui nous rappelle que, sur son île, il reste le garant et le défenseur de la francophonie.

    *Rigoise : fouet de nerfs de boeuf.
    *Diacoute : sac en paille porté en bandoulière.

    Editions Actes Sud, Août 2013 (190 pages)

    Lyonel Trouillot  est né le 31 décembre 1956 à Port-au-Prince en Haïti.
Issu d'une famille d'avocats, il fait des études de droit mais est vite rattrapé par son intérêt pour la littérature.
  • L'Amour avant que j'oublie 2007
  • Yanvalou pour Charlie 2009
  • La Belle Amour humaine 2011
  • Le Doux Parfum des temps 2013
Ces quelques romans sont publiés chez Actes Sud