dimanche 11 décembre 2016

Le vieux saltimbanque de Jim Harrison

    Dans ce dernier livre publié moins d'un mois avant sa mort, Jim Harrison a choisi de poursuivre ses mémoires sous la forme d'un texte à la troisième personne pour "échapper à l'illusion de réalité propre à l'autobiographie".
    Souvenirs d'enfance, découverte de la poésie, mariage, amour de la nature, célébration des plaisirs de la chair et de la table, alcools et paradis artificiels, Jim Harrison tisse le roman d'une vie.
    Véritable testament littéraire, Le vieux saltimbanque est à l'image de Big Jim : plus libre et provocateur que jamais, plus touchant aussi, en marge de toutes les conventions.

    Il n'est pas dans mes habitudes de recopier la 4ème de couverture, mais là, franchement, je ne vois pas ce que j'aurais pu ajouter à ces quelques lignes où tout est dit !
    Le lecteur peu familier de l'homme que Big Jim était risque d'être dubitatif en refermant le livre. Aborder son oeuvre par cette ultime publication n'est probablement pas la meilleure façon de procéder pour en apprécier tout le sel et son immense portée littéraire. Mais elle l'aidera sans doute à mieux cerner et comprendre le personnage qui a consommé la vie sans mesure, sans restriction, sans penser aux conséquences : lasser la patience de sa femme par ses frasques amoureuses et ses démêlés avec la police pour conduite en état d'ivresse et retraits de permis qu'il ne respectait pas toujours. Imprévisible et pourtant... fort sympathique !

    "...  Il écrivit ses livres les plus forts dans une période où il cédait à toutes ses envies culinaires. Comment bien écrire quand on pense tout le temps à la bouffe ? On ne peut pas essayer d'écrire sur la sexualité, le destin, la mort, le temps et le cosmos quand on rêve en permanence d'un énorme plat de spaghettis aux boulettes de viande..."

    Un texte drôle, truculent, exubérant qui raconte au gré de ses souvenirs, sans se soucier de la chronologie, avec un humour parfois teinté de mélancolie, les expériences qui l'ont marqué : son amour de la nature, ses lectures, ses écrits, ses rencontres, ses frasques et ses petits bonheurs.
   J'ai apprécié ce denier face-à-face avec l'auteur qui évoque, comme toujours, un formidable appétit de vivre qui ne lui interdit pas pourtant de garder en mémoire l'inéluctable réalité de la mort : "Nous vivons tous dans le couloir de la mort, occupant les cellules de notre propre conception." Un dernier hommage à l'auteur de "Retour en terre" qui m'avait tant émue où il osait, pour la première fois, évoquer son enfance de métis indien.

    Titre original : The Ancient Minstrel 2016
   Traduit de l'anglais (USA) par Brice Matthieussent
    Flammarion 2016 ( 148 pages- 15€)

mercredi 30 novembre 2016

Chanson douce de Leïla Slimani


                   

    "Une chanson douce que me chantait ma maman !", hommage à Henri Salvador a précisé l'auteure lors d'une interview. Un titre en parfait décalage avec les premières pages du roman. Difficile de faire plus horrible, plus choquant que la description, ponctuée d'un hurlement d'effroi, d'une mère découvrant le corps de ses deux enfants assassinés et celui de leur nounou grièvement blessée : "Elle n'a pu su mourir. La mort, elle n'a su que la donner."
     L'auteure remonte le temps et patiemment analyse l'évolution d'un scénario qui n'aurait jamais dû déraper. Paul et Myriam, couple bourgeois installé dans les beaux quartiers, vivent une existence qu'on pourrait leur envier. A la naissance de leurs enfants Myriam décide d'interrompre sa carrière pour s'en occuper. Quelques années plus tard, Mila et Adams ayant grandi, elle envisage de reprendre ses activités et accepte, malgré les réticences de son mari, la proposition d'un ami qui cherche une collaboratrice pour son cabinet d'avocats. Après avoir élaboré les qualités requises à leurs yeux pour s'occuper de leurs enfants ils se mettent en quête de la nounou idéale.
     Ils choisiront Louise, jeune veuve discrète et réservée et constateront rapidement qu'ils ont fait le bon choix : adoptée d'emblée par les enfants dont elle a su se faire aimer, ils l'apprécient pour ses compétences et son calme en toutes circonstances. Pas de doute, elle est la perle rare dont ils rêvaient. Efficace et prévenante elle a su se rendre indispensable. La vie s'écoule harmonieuse, idyllique même où chacun est à sa place. Les enfants sont heureux, les patrons respectueux de la nounou qui finira par les accompagner aussi en vacances puisque, décidément, ils ne peuvent plus se passer d'elle.
     Mais Louise, la secrète, est-elle aussi parfaite qu'elle le laisse paraître ? Pourquoi ce silence sur son passé ? Qui est-elle vraiment ? D'où vient-elle ? Des questions que les parents endormis par le confort familial qu'elle a su créer n'ont jamais envisagé de se poser. Comment n'ont-ils pas eu conscience que son implication démesurée lui faisait perdre pied, qu'elle vivait en quelque sorte par procuration une vie à laquelle elle ne pourra jamais prétendre et que la frustration va générer chez Louise déboussolée des dérives névrotiques incontrôlables et dangereuses ?
     Ce roman, inspiré d'un fait divers arrivé aux USA il y a deux ans, est toujours d'actualité et permet à l'auteure d'évoquer toute l'ambiguïté de la relation patrons-employée et la difficulté pour les femmes de concilier carrière et maternité. Mais c'est avant tout une formidable analyse de la montée en puissance d'une névrose dans un thriller particulièrement bien mené. Dommage que l'auteure soucieuse de convaincre ses lecteurs se soit laissée emporter par une démesure qui n'est pas toujours à l'avantage de son propos.

           Editions Gallimard 2016 (228 pages-18 €)


dimanche 6 novembre 2016

Le dernier frère de Nathacha Appanah

    "David était appuyé contre le chambranle de la porte. Il était grand, ça m'a étonné. Il portait une de ces chemises de lin qui, même de loin, font envie par leur douceur et leur légèreté. Il avait pris une pose nonchalante, les pieds légèrement croisés, les mains dans les poches. Une sorte de lueur tombait sur une partie de ses cheveux et ses boucles brillaient. Je l'ai senti heureux de me voir, après toutes ces années. Il m'a souri.
    C'est peut-être à ce moment-là que j'ai compris que je rêvais."

    Alors qu'il est au seuil de ses soixante-dix ans, le narrateur est perturbé par ce songe qui le projette dans les années quarante, les années de son enfance sur l'île Maurice, où Raj le garçon de dix ans qu'il était, a vécu les deux épisodes qui ont bouleversé définitivement sa vie.
     Tout d'abord, ses deux frères disparaissaient brutalement, leurs corps emportés par l'ouragan supprimant la preuve de leur mort : chaque jour il attendait leur retour et espérait les apercevoir au détour d'un chemin.
    Ensuite, sa famille s'installait à Beau-Bassin à côté de la prison où son père était gardien. Le lieu attisait terriblement sa curiosité : il passait des heures près des barbelés, dissimulé dans les hautes herbes, fasciné il observait les prisonniers pendant la promenade intrigué par la présence des enfants sans comprendre la raison de leur enfermement. Il avait tout particulièrement remarqué un enfant "blanc" qui, à l'évidence, semblait s'intéresser aussi à lui :

    "Je ne me souviens pas du moment exact où j'ai remarqué David. Peut-être était-ce quand il a marché vers les barbelés ? ... Il s'approchait de la grille, lentement, sans se presser et cela m'a paru si incroyable qu'il fasse cela alors qu'il était en prison, comme s'il marchait dans son jardin et il se rapprochait, se rapprochait, là maintenant, je voyais mieux son visage, son minuscule visage d'enfant blond perdu dans la moiteur et la chaleur de Beau-Bassin..."

    Raj ignorait qu'en 1940 la guerre sévissait et que les mystérieux prisonniers étaient des Juifs d'Europe de l'Est maintenus en exil sur l'île Maurice. Séparés par la clôture de barbelés, ils faisaient connaissance et, s'ils ne parlaient pas la même langue, finissaient par se comprendre malgré tout. Quand David se glisse sous la clôture, Raj l'attendait. Les deux complices vivront pendant quelques jours une singulière aventure qui les liera à jamais.






    C'est l'histoire de la rencontre improbable de deux enfants au destin marqué par le malheur qui se retrouvent et vont vivre à leur niveau, sans se poser de questions, des instants exceptionnels. Le vieil homme se souvient, juge l'enfant qu'il était et l'adulte qu'il est devenu, évoque ses blessures et ses regrets. L'auteure sait éviter les attendrissements inutiles sans pour autant omettre l'émotion vraie enrichie par la fraîcheur et l'optimisme propres aux enfants.
    Une toute petite réserve pourtant : la bestialité du père un peu trop exagérée mise en opposition à l'angélisme de la mère était-elle indispensable ?
    Il n'en reste pas moins que c'est une belle histoire d'enfants, en particulier celle d'un petit garçon qui voulait retrouver un frère !

    Editions de L'Olivier 2007 (210 pages)






jeudi 6 octobre 2016

Ma part de Gaulois de Magyd Cherfi

    " L'exception française c'est d'être français et de devoir le devenir."

    D'origine algérienne l'auteur naît le 4 novembre 1962 à Toulouse où se déroulent son enfance et son adolescence. Dans ce récit autobiographique il évoque les années 80 et le choc culturel que vit la France confrontée aux problèmes d'une diversité à laquelle elle n'est pas préparée. A 18 ans parce qu'impliqué dans un militantisme politique de gauche (Motivé-e-s), il peine à obtenir sa réintégration dans la nationalité française.
    Parolier et chanteur du groupe Zebda, en 2000, il se tourne vers la littérature puis vers l'écriture pour assouvir sa passion des mots. Il publie chez Actes Sud deux recueils de nouvelles, "Livret de famille" en 2004 et "La Trempe" en 2007. "Ma part de Gaulois" (2016) est l'histoire incroyable et collective du premier BAC arabe de la cité des quartiers nord de Toulouse.

    "On a été français un temps, le temps de la petite école qui nous voulait égaux en droits. On a aimé ce "nous" qui nous a fait frères avec les "cheveux lisses". On ne savait rien d'une quelconque histoire nous concernant, pas la moindre référence d'un grand homme de lettres, d'un poète, d'un peintre, d'un architecte de Béjaïa ou d'Alger, rien d'un sportif de Sidi Bel-Abbès ou d'un exploit auquel s'identifier. Alors on s'est agrippés au conte gaulois, aux pages pleines de héros blonds aux yeux d'émeraude et on trouvait ça chouette d'être blond, d'avoir les yeux bleus...
    Français jusqu'à dix-sept heures ! Et ensuite la rue nous broyait."

    Au temps de la petite école a suivi le temps des copains où il n'est pas de bon ton de parler intello, d'utiliser les mots qui sont traitres à la famille, à la religion. "Parle bien ta race" qu'ils lui disaient et comme il avait du mal à s'exécuter ils le traitaient de pédé, le pédé qui prend des baffes à la récré parce qu'il est bon élève !
    Pendant les années de collège porté par l'ambition de sa mère qui le rêve bachelier, soutenu par l'amitié indéfectible de Momo et de Samir il continue d'apprivoiser les mots et assume, enfin, son irrépressible besoin de raconter des histoires :
 
"A défaut d'être "mec", je me suis fait plume et ma haine, plutôt que des poings, s'est servie d'un stylo."

    Peu à peu les circonstances en font l'écrivain de la cité qui prête sa plume aux familles pour donner des nouvelles au bled, lire une lettre, remplir un formulaire, déchiffrer un document officiel. Mais, inventer des histoires est ce qu'il préfère même si par incompréhension et jalousie les copains le malmènent.
    Avec Momo et Samir, les trois complices vont assurer le soutien scolaire des jeunes, essayer d'alléger l'enfermement des filles et, vaste programme, jeter un pont entre les familles et la société pour poser des perspectives d'avenir.


 Il évoque avec justesse, l'écartèlement qu'il vit entre son attachement à l'école de la République et ses origines algériennes qu'il ne peut gommer. L'oralité de l'écriture, sa truculence, son réalisme qui ne craint pas la crudité parfois donnent une véracité hors du commun au tableau qu'il fait de son quartier plongeant le lecteur dans un monde qu'il pensait connaître. Ce récit a le mérite de nous faire admettre qu'il reste encore un long chemin à parcourir à ces deux mondes pour se rencontrer, s'accepter et effacer les traces d'un rendez-vous manqué.

    Editions Actes Sud 2016 (260 pages-19,80€)


    

mercredi 14 septembre 2016

Le plus et le moins d'Erri De Luca

    "Aujourd'hui, je sais que  le voyage est un mot noble et se réfère
seulement à ceux qui le fond à pied. Nos billets d'aller-retour vers des lieux plus ou moins éloignés doivent être appelés des déplacements. Le voyage est un chemin sans billetterie ni date de retour. Les migrateurs voyagent, eux qui traversent à pied l'Afrique et l'Asie, pour enlever leur bagage de leur dos face à la Méditerranée."

    Trente-sept chapitres, trente-sept instants surgis de la mémoire de l'auteur en ordre dispersé. Un pêle-mêle de récits de longueurs inégales, sans chronologie, juste là pour raconter certains moments qui ont marqué sa vie et influencé son oeuvre, parce que chez Erri De Luca les deux sont intimement liées.
    Bien sûr il rend hommage à ses racines napolitaines, à ses parents qui sont morts dans ses bras, à sa grand-mère qui mijotait le "ragu" comme personne et qu'il dégustait religieusement, il évoque les séismes et les fantômes, les vacances à Ischia. En 1968, il quitte le confort de la maison familiale, se frotte à la liberté, participe aux combats, au travail en usine, aux luttes sociales, s'expatrie à Paris ... Il nous parle de ses premiers émois, des femmes qu'il a aimées, de sa passion pour l'escalade en solitaire, de son amour des livres, en particulier de la Bible indispensable au lecteur athée qu'il prétend être, de la liberté essentielle à ses yeux que la nature lui offre sans qu'il perde pour autant son sens de la fraternité et du partage avec ceux qu'il rencontre.
    En un mot, il nous expose ici une grande partie des fondamentaux qui ont façonné sa vie et son oeuvre : des  évocations discrètes cachées entre les lignes que ses lecteurs assidus et attentifs n'auront aucun mal à débusquer.

    Titre original :IL PIÛ E IL MENO 2015
     Editions Gallimard 2016 Traduit de l'italien par Danièle Valin (195 pages-14,50€ )

dimanche 11 septembre 2016

Je suis en vie et tu ne m'entends pas de Daniel Arsand

    " L'un des toits s'était effondré. En novembre 1945, la gare de Leipzig exposait les ravages causés par la guerre. Là, devant lui, Klaus Hirschkuh, vingt-trois ans, devant lui et autour de lui, droite, gauche, ciel et terre, et peut-être à l'infini, dans sa mire et au-delà, en somme partout, s'étalaient et s'entassaient les ruines d'une ville à plus de la moitié détruite. Il y avait vécu son enfance et son adolescence, il y avait aimé Heinz Verner, on l'y avait torturé, d'où il avait été arraché à dix-neuf ans, c'était jadis, dans un passé impassible et peut-être rêvé..."

    Après quatre années de détention à Buchenwald, l'ombre de Klaus, est de retour à Leipzig. Bien que dépouillé de son pyjama rayé au triangle rose, marque apparente de son infamie, il porte le fardeau muet des mots, des actes subis, arrière-plan ineffaçable de son quotidien.
    Sa priorité, retrouver au milieu des décombres son immeuble, s'assurer que ses parents et son frère sont toujours vivants, se réfugier dans l'appartement familial pour oublier et s'y reconstruire. Quatre années sans donner de nouvelles, il sait qu'il n'est pas attendu et rêve d'un retour accueillant. La porte du 23 qui l'intimide, la mère qui doit être seule, le père et le frère au travail, le silence difficile à combler par des mots qui ne savent pas quoi dire après une pauvre émotion retenue. Et les griefs qui ne passent pas les lèvres, le désir de ne pas savoir, la honte tout simplement.

    "...ce qui était survenu avait été inévitable. Il avait causé son propre malheur, et le leur. Mais on s'en était remis, il y avait plus grave, certains jours, qu'un fils disparu, emprisonné. Pourquoi en savoir plus ? Avant-guerre, au début de la guerre, il les avait en quelque sorte déclassés par ses moeurs (d'eux, les gens normaux, disait-on qu'ils avaient des moeurs ? Ils couchaient, ils aimaient, ils se mariaient, ils engendraient surtout, mais ils n'avaient pas de moeurs), il les avaient rendus douteux à eux-mêmes, à une société tout entière. Comment pardonner ? "

    Lui qui était rentré pour ne pas sombrer, se retrouve confronté au silence d'une mère soucieuse du qu'en-dira-t-on, à la bonté imprévisible d'un père qui n'ose s'exprimer, à l'agressivité du frère aîné qui l'a toujours détesté. Echapper à son passé qui ne cesse de hurler à ses oreilles les insultes qu'il voudrait ne plus entendre, oublier les agressions sexuelles y compris celles de ses codétenus, ne plus être une ombre et recommencer à vivre. Il est conscient que le chemin va être difficile parce qu'entaché par le ressentiment des siens qui n'ont jamais accepté sa différence. Il quittera sa famille, retrouvera du travail et finira par s'expatrier en France. Un jour viendra où il pourra recommencer à aimer et plus tard, l'âge venant, il aura le courage de se rebeller contre une homophobie qui a décidément la vie dure !
     L'auteur invente une écriture qui n'épargne pas le lecteur où le passé et le présent sont intimement imbriqués, où les mots deviennent des cris de souffrance et de révolte, des mots parfois d'une nécessaire crudité qui renforce l'impact et l'horreur des atrocités qu'elle décrit. Une écriture haletante qui s'assagit quand elle accompagne l'homme qui se cherche et se construit. Un roman qui se revendique témoignage à la mémoire des déportés pour homosexualité.


    Editions Actes Sud 2016 (268 pages- 20€)

vendredi 2 septembre 2016

Vi de Kim Thuy

    C'est dans ses origines que l'auteur puise les thèmes récurrents de ses romans qui peuvent certes être lus séparément même s'il me semble dommageable de ne pas en respecter la chronologie.
    Elle naît à Saïgon en 1968 en pleine guerre du Vietnam alors que le dix-septième parallèle sépare déjà le Nord et le Sud. Elle a dix ans quand sa famille pour fuir le régime communiste émigre au Canada.

    "Ru" son premier roman relate leur traversée sur un bateau de fortune. Comme tant d'autres boat-people, elle va vivre l'enfer d'un voyage dangereux dans la promiscuité et la saleté. Après un séjour interminable dans un camp de réfugiés en Malaisie, la famille débarque enfin au Québec. Une enfance discrète, des études à Montréal, des petits boulots, des voyages, des rencontres, le désir de se consacrer à l'écriture aboutissent à la publication de "Ru" en 2010 salué par un immédiat et franc succès tant au Canada qu'en France.

    "Man" son second roman paraît en 2013. Man épouse un restaurateur d'origine vietnamienne exilé au Québec. Grâce aux souvenirs de son enfance, par les plats qu'elle cuisine, elle réinvente son pays. Ce récit est aussi un vibrant hommage rendu à ses "trois mères" : celle qui l'a fait naître, celle qui l'a allaitée et celle qui l'a élevée, les trois femmes qui ont contribué à donner à une adulte soumise le désir farouche de prendre son destin en main.

    "Vi" j'y arrive enfin, comme Kim Thuy par des chemins détournés.

    " ... je voulais raconter l'histoire particulière d'un couple, mais pour qu'on les comprenne, il fallait que je raconte d'où venaient Vi, ses parents, puis ses grands-parents ... et finalement ça a pris tout le livre. Je suis comme ça moi, les histoires que je veux raconter ne se racontent pas, ou seulement oralement aux gens qui sont autour !" (1)


    Quand le père de Vi vient au monde alors que le Vietnam s'appelle encore l'Indochine son avenir  ne semble faire aucun doute : la famille Lê Van An possède un grand domaine, d'immenses terres, une vaste demeure, une trentaine de domestiques pour la servir. L'Histoire va rapidement se charger de transformer un destin princier en cauchemar et contraindre la famille à l'exil.
    Pour Vi, l'exil c'est le dépaysement radical, la nécessité de trouver un équilibre entre la tradition vietnamienne riche et omniprésente et les moeurs du Québec beaucoup plus libres. Se construire une identité, faire de sa double culture un atout supplémentaire, devenir une femme responsable capable de s'assumer, en mot vivre enrichie de ce que son nouveau pays lui a donné.
    Par son travail, elle aura l'occasion de retourner au Vietnam où elle rencontrera Vincent, l'ingénieur français qui vit à Hanoï et lui fera découvrir la beauté de son pays perdu.

    " Je dirais plutôt la richesse de l'exil et d'avoir deux cultures. Je ne serais pas celle sue je suis sans cela. Mon objectif est d'écrire la beauté, j'écris juste pour ça.Je veux montrer que parfois, quand on est né quelque part, on ne réalise pas comment c'est beau." (1)






    Son écriture a fait l'unanimité : langue sensuelle, égale sans haine ni ressentiment, parfois poétique et parfois avec une pointe d'humour discret. J'ajouterai qu'elle n'a pas son pareil pour évoquer les échecs avec une force tranquille et une infinie pudeur qui subliment le quotidien.
    Une écriture lissée où "pas un cheveu ne dépasse"! En refermant le livre, le mot "zénitude" me vient à l'esprit !

    Editions Liana Levi 2016 (138 pages - 14,50 €)
    (1) citations tirées de son interview accordée à Josée Lapointe.



samedi 20 août 2016

Sommeil d'Haruki Murakami

 
     Une couverture comme on en voit peu, un auteur que j'apprécie particulièrement, un sujet traité qui me laisse espérer une possible solution à mes propres insomnies, j'ai de suite été conquise. Ce livre est tout simplement un "bel objet" à la couverture esthétique, aux pages en papier glacé accompagnées d'illustrations rares qui ajoutent au mystère du texte.

     "Voilà dix-sept nuits que je ne dors plus." Confidence de cette jeune femme, mère au foyer, épouse fidèle qui semble ne plus avoir besoin de dormir sans pour autant en souffrir. Son mari et son fils ne s'en rendent pas compte et pour éviter d'être hospitalisée, elle se garde bien de leur en parler. Condamnée à les regarder dormir, elle occupe ses nuits en lisant Anna Karénine et peu à peu bascule dans le contentement de ses moments de tranquillité. Une entière liberté que rien ne vient perturber et qui la change de ses obligations quotidiennes.

     Du temps pour les souvenirs, pour les interrogations sur les moments "volés" à son mari et son fils, pour cette entorse faite à une vie bien rangée et pour la culpabilité qu'elle éprouve quand elle oppose sa vie nocturne à sa vie familiale et les changements qui en découlent.

     " Depuis que je ne dors plus, mes souvenirs s'éloignent de moi à une vitesse croissante. C'est très étrange. Chaque nouvelle nuit qui passe, il me semble que le moi du temps où je dormais n'était pas mon véritable moi, que mes souvenirs de cette époque ne sont pas de vrais souvenirs. Les gens peuvent donc changer à ce point, me disais-je, sans que leur entourage se rendent compte de rien. Je suis la seule à savoir que j'ai changé. Même si j'expliquais aux autres ce qui m'arrive, ils ne comprendraient pas. Ils ne me croiraient pas. Et s'ils me  croyaient, de toute façon, ils ne pourraient pas comprendre exactement ce que je ressens..."

     Murakami tel qu'en lui-même ! D'un simple fait divers, il pose les questions existentielles, distille au fil des pages angoisse et luminosité de son écriture limpide en créant comme dans chacune de ses oeuvres un nouvel univers qui lui est propre.


Editions Belfond 1990 traduit du japonais par Corinne Atlan (Titre original Nemuri)
Réédité chez 10/08 (Belfond) 2011. Illustrations Silver and Night de Kat Menschik (94 pages-8,20€)

lundi 15 août 2016

A la table des hommes de Sylvie Germain

    Une femme qui accouche de papillons (Le livre des nuits), un arbre qui quitte la forêt pour aller s'enraciner sur la tombe d'un enfant mort (Nuit d'Ambre), une petite fille qui devient la proie de l'ogre (L'enfant méduse), une femme qui hante la ville la nuit (La pleurante des rues de Prague) et tant d'autres contes et légendes qui émaillent les romans de l'auteur qui, cette fois encore, nous surprend avec l'histoire d'un petit cochon qui se transforme en ... petit garçon !
    Et toujours la guerre avec son lot de destructions et de malheur. Une femme écrasée par les bombes, une jeune mère qui perd son bébé, un porcelet blessé qui finit par rencontrer la jeune femme orpheline de son enfant. A l'agonie, elle berce le petit cochon en lui donnant le sein avant de succomber à son tour. Très vite il va apprendre à subsister dans la forêt, à côtoyer d'autres animaux et surtout à fuir les hommes guidé par une corneille qui lui restera fidèle tout au long du récit.
    De sa rencontre avec un homme blessé et mourant qui l'agresse et tente de l'étrangler il sortira métamorphosé ...en petit garçon. "Il ignore où il va ; comment le saurait-il ? Il ignore tout autant où il est, ce qu'il est, ce qu'il fait. Il avance dans un monde soudain frappé d'extrême étrangeté."
    Tôt le matin, les femmes le découvrent, nu comme un ver, endormi sur le banc du lavoir. Ghirzal que tous appellent la Vieille le recueille et va savoir attendre que le petit sauvage qui ne sait que grogner s'humanise un peu avant de le former à la société et au langage. Yelnat, le clown musicien et polyglotte emmène Babel, c'est le nom qu'on lui a donné, très loin chez Clovis et Rufus les jumeaux artistes-résistants pour le soustraire au harcèlement des autres enfants perturbés par sa différence. Alors, pourra commencer pour lui le long chemin pour devenir un homme.

    Née en 1954, docteur en philosophie et romancière, l'auteur vit à Prague (1986-1993) où elle enseigne le français et la philosophie. C'est en 1994 qu'elle décide de se consacrer uniquement à la littérature. Magnus, Goncourt des lycéens en 2005 la rendra, à juste titre, définitivement célèbre. Ses nombreuses publications n'ont jamais désavoué un succès mérité.

     La réalité qui se transfigure aux dimensions du conte fantastique, de la fable philosophique, la guerre et ses blessures, les références bibliques sont l'armature de ce roman. L'auteure ancre ses personnages dans une nature proche de son peuple animal, de ses légendes qui "tissent comme un chant de la terre". Babel s"humanisera peu à peu, deviendra Abel, sans jamais oublié la fragilité de la frontière qui existe entre son humanité et son animalité, entre le savoir qu'on lui a appris et l'instinct acquis dans sa vie d'avant.
    "... Il se sent aussi nu qu'au matin de son réveil dans le lavoir d'un village en ruine. Mais il n'est plus avide de découvrir davantage le langage des hommes, il lui suffit de faire bon usage des mots qu'il a appris, de préserver autour de chacun d'eux un espace de silence où les faire résonner. Il n'est plus désireux de plaire à ses semblables, d'être accepté par eux, il lui suffit d'avoir été aimé par quelques-uns et d'avoir aimé ceux-là. Il a reçu sa part de fraternité, des destructeurs la lui ont arrachée, mais sous la douleur de rapt, il conserve la joie d'avoir un jour reçu cette part d'amour et d'amitié, et cette joie, personne ne pourra la lui retirer."
    Un conte ? Pas vraiment, mais une histoire d'une actualité troublante !

    Chez Sylvie Germain tout fait sens ! La citation de Grégoire de Narek mise en exergue des parties I et II n'est pas un hasard : ce philosophe devenu moine mourut au cours de la destruction de son monastère pendant le génocide arménien. Une raison supplémentaire pour l'auteur de s'interroger sur le silence de Dieu.

    Editions Albin Michel, 2016 (262 pages-19,80€)

samedi 23 juillet 2016

Tous nos noms de Dinaw Mengestu


    Dinaw Mengestu est né en 1978 à Addis-Abeba. Alors qu'il n'avait que deux ans, ses parents émigrent aux Etats-Unis chassés par la révolution qui a jeté l'Ethiopie dans le chaos. Hanté par ce passé qu'il n'a pas connu, il a fait de son pays d'origine le cadre de ses récits :
    " Les belles choses que porte le ciel ", prix du Meilleur Premier roman étranger 2007,
    " Ce qu'on peut lire dans l'air ", prix Mahogany 2012 et ce troisième roman,
    " Tous nos noms ", paru en 2014 aux USA, traduit en français en 2015, qui ne fait que confirmer sa place parmi les meilleurs  écrivains de sa génération.

    Tous nos noms, ce titre barré sur la première de couverture ne laisse aucun doute au lecteur : il porte toute la symbolique du roman, le rejet d'une identité passée et la décision délibérée d'abandonner les treize noms que lui avaient donnés ses parents. " Je suis allé à Addis-Abeba, j'ai pris une dizaine de cars différents pour atteindre le Kenya, puis l'Ouganda. En arrivant à Kampala, je n'étais plus personne ; c'était exactement ce que je voulais. " Se fondre dans un anonymat dont il ne se départira jamais. " Pour le moment, c'est Isaac " et nul n'en saura davantage, pas même le Professeur. C'est ainsi qu'il avait surnommé cet étudiant rencontré sur le campus de la faculté et venu comme lui combattre la guerre civile et la famine.
    Grâce à une bourse d'échange, Isaac a pu partir aux Etats-Unis. Sa déception est grande quand il débarque à Laurel petite ville du Midwest. Bourgade où les traditions racistes n'ont pas changé, il se trouve confronté à des situations aux répercussions psychiques difficiles à supporter. L'amour sincère et passionné d'Helen, l'assistante sociale qui s'est occupée de lui à son arrivée, ne lui fera pas oublier son désespoir et les interrogations qui pèsent sur l'avenir de leur liaison.

    La particularité de ce roman : deux voix narratives qui en alternance racontent l'Afrique des années 1970 après la colonisation remplacée par la dictature , la guerre et la famine dans les chapitres intitulés Isaac et les Etats-Unis dans les chapitres titrés Helen où les vexations et l'intolérance d'une bourgade mettent à mal une relation qui ne peut s'épanouir. Deux voix pour trouver une réponse à la question première de l'homme sur sa race, ses origines et sur l'éventuelle possibilité de se reconstruire une identité. Cette quête universelle que chaque être humain est en droit d'attendre et de retrouver !

    Edition originale : All Our Names 2014
    Editions Albin Michel Traduit de l'anglais (Etats-Unis) Par Michèle Albert-Maatsch 2015

     

mercredi 13 juillet 2016

Il était une ville de Thomas B. Reverdy

     Prix des libraires 2016

    "Il y avait partout un parfum d'ailleurs.
Des immeubles vides sans lumières, sans fenêtres - murées à la brique ou à la planche de bois -, découpaient dans le crépuscule indigo une masse inquiétante de géants endormis de pierre et d'ombre. Parfois, leurs cloisons ayant été abattues pour alléger la structure, éviter qu'elle ne s'effondre, ils avaient au contraie l'allure ciselée de cathédrales, on y voyait le ciel passer à travers comme dans un vitrail." 

    2008, Détroit dans le Michigan, une ville qui se meurt ! Des maisons abandonnées, des quartiers sans vie, des écoles ouvertes au froid et au courant d'air, des friches industrielles  image d'une ruine annoncée par la chute de "Motor City" et la crise des subprimes. Eugène, jeune ingénieur français est parachuté dans ce décor dévasté pour travailler à un nouveau projet, l'Entreprise, voué dès le départ à l'échec. Quelques irréductibles s'accrochent encore, fréquentent le Dive In où Candice la serveuse "avait un rire étrange, brillant et rouge." Les enfants rôdent, s'approprient la Zone, lieu abandonné par les usines en faillite et certains, semble-t-il, n'en reviennent jamais.
    Charlie a 12 ans, comme ses copains, des envies de liberté qui leur font prendre des initiatives qui les dépassent. Il sait que Gloria sa grand-mère veille sur lui mais conscient que son pouvoir est limité. Brown, le policier pense, en vieux limier qu'il est, que les enfants qui disparaissent ne sont pas perdus pour tout le monde. Il fera tout pour les retrouver.

    Une écriture fluide qui avance sur la pointe des pieds, pudique, poétique mais aussi sociologique ce pourquoi elle nous captive : des personnages qui s'expriment sans hargne comme fascinés par les ruines d'un modernisme qui a manqué son but, les ruines d'une ville anéantie par un taylorisme inabouti. Pourtant Eugène reste convaincu que tout y est encore possible ! " C'est un tel terrain pour tout recommencer, Détroit, le monde qu'ils nous ont laissé."
   J'ai pensé bien sûr au précédent roman de l'auteur "Les évaporés" (2013) où disparaissaient sans que personne ne les recherche hommes et femmes dans un Japon perturbé par la catastrophe de Fukushima et du tsunami.

    Editions Flammarion 2015 (270 pages - 19 €)                                   

dimanche 3 juillet 2016

Un beau début d'Eric Laurrent

    " ... Pas un seul instant, cet homme de trente-six ans, qui achevait de purger dans la maison d'arrêt des Baumettes à Marseille, une peine de réclusion pour trafic de stupéfiants, ne soupçonnerait que la jeune femme dont les généreux appas égayaient les murs décrépis de sa cellule pût être sa propre fille. Il ignorerait même jusqu'à la fin de sa vie qu'il en avait une."

    Nicole était née quand Robert Malbosse, dit Bob, avait vingt ans. A sa naissance, il s'était tiré, parce que s'encombrer d'un enfant ne faisait pas partie de ses projets. Il avait connu Suzy alors qu'elle n'avait pas encore seize ans mais qu'elle était déjà la mère d'un petit garçon qu'elle avait eu avec Jacky le fils du second mari de Mado, sa mère, un dénommé Max Turpin qui aurait bien pu aussi en être le père. Turpin n'avait pas toujours été l'homme qu'il était maintenant, "... (il) avait passé sa vie, jusqu'à l'âge de quarante-cinq ans, à boire, à jouer et à courir la gueuse" pour finir dans une ruelle tabassé à mort où Dieu lui apparut le menaçant de la damnation éternelle. Effrayé, il était allé à l'église en quête de rédemption, y avait rencontré Mado qui s'était aussi racheté une conduite et qui avait accepté de l'épouser.
    Bien qu'encore très jeune, Max et Mado avaient laissé Suzy partir vivre chez les Malbosse. Totalement sous la coupe de Bob, malfrat de piètre envergure, elle participait sans état d'âme à "ses activités délictueuses". Leur association aurait perduré si elle ne s'était pas retrouvée enceinte. La rendant seule responsable de cette grossesse, Bob avait exigé qu'elle se fasse avorter. "Rien n'y fit." Après l'accouchement, elle avait attendu en vain son retour puis résignée était revenue vivre chez ses parents qui tout d'un coup soucieux de moralité avaient décidé de la marier à Jacky. Pour fuir ce mariage et assouvir son envie de "bourlinguer" Suzy avait pris la fuite abandonnant sa fille aux mains du  couple confit en dévotion.
    Nicole avait grandi dans cette ambiance bigote. Devenir une sainte, une écrivaine comme Sagan ou Anne Franck, une gymnaste ... toutes ses tentatives furent vouées à l'échec quand, par hasard, elle lut pour la première fois un magazine de charme. Elle avait enfin trouvé sa voie : se faire remarquer, devenir célèbre, peut-être même une star, le tout sans trop se fatiguer. Et c'est ainsi que sa photographie de pin-up aguicheuse parue dans Dreamgirls vint égayer le séjour, en prison, d'un père dont elle ignorera toute sa vie l'existence.

    C'est toujours avec gourmandise que j'aborde un nouveau roman d'Eric Laurrent assurée d'y retrouver cette élégance dans l'écriture teintée d'un pédantisme judicieusement dosé que lui confèrent les mots savants qu'il ose utiliser.
    J'apprécie l'investissement exigé du liseur afin d'aborder ses phrases d'une longueur inhabituelle l'obligeant à de fréquents allers et retours pour en saisir le rythme et la subtilité, de longues phrases émaillées de parenthèses où viennent s'insérer d'autres parenthèses au risque de lui faire perdre le fil d'un récit qu'une utilisation intempestive du subjonctif habille d'un maniérisme totalement décalé quand l'auteur nous dépeint la violence et les turpitudes de certains personnages. Un liseur qui ne peut rester indifférent à la minutie des descriptions où chaque détail noté avec recherche et précision donne une réalité étonnante en particulier à la photographie de Nicky Soxy (ex Nicole) punaisée dans la cellule des Baumettes. Un liseur qui sera d'autant plus sensible à l'humour et au comique de certaines scènes qu'elles sont rares et réjouissantes.
    Comment ne pas se souvenir de l'époustouflante description que fit l'auteur du "Printemps" de Botticelli dans "Renaissance italienne" (2008). Comment ne pas songer à Marcel Proust et surtout à Jean Rouaud dans son inoubliable "Imitation du bonheur" (2006)




    Les Editions de Minuit 2016 ( 205 pages - 15€) Prix Françoise Sagan 2016

    

dimanche 12 juin 2016

Bonnes nouvelles de Chassignet de Gérard Oberlé

     Soirées avec Claude Chassignet

    "Deux ou trois fois par saison je retrouve Claude Chassignet, un voisin du Morvan, tour à tour chez lui et chez moi. En attendant l'heure du dîner, nous inspectons nos parcs et potagers, nos bibliothèques et nos caves. Puis nous vidons quelques flacons en bavardant de choses et d'autres, avec une préférence pour les sujets cocasses, les histoires absurdes, les nouvelles extravagantes..."
    Prémices au dîner que l'auteur a concocté et que ne désavouerait pas un chef étoilé. Une des soirées appréciées des deux complices, propice aux confidences et prologue des "Bonnes nouvelles". 

    Mitzi

    "Quand la nostalgie de l'ailleurs s'emparait de lui, une fièvre récurrente, Chassignet s'envolait vers Assouan pour réchauffer ses abattis dans les jardins de l'Old Cataract."
    Depuis une dizaine d'années, il passait l'hiver dans ce vieux palace qui avait su préserver son ambiance victorienne. En conteur averti, Chassignet fait une description savoureuse des lieux, des indigènes, des pensionnaires et tout particulièrement de cette femme mystérieuse qui le fascine et attise sa curiosité. 
    "A l'occasion, il n'hésitait pas à se fourrer dans de nouvelles affaires, surtout lorsqu'il n'y était pas invité. Chassignet se coltine une amorce dormante dans la caboche. L'inconnue de la terrasse venait de l'enflammer comme un mèche."
    Témoin et enquêteur discret, sa curiosité satisfaite, il fait du destin de Mitzi le sujet central de cette seconde nouvelle. 

    Rafalé

    Ce soir-là, les deux complices qui festoient chez Chassignet apprennent que le directeur de la Caisse d'Epargne d'Autun s'est envolé avec la cagnotte.
     "Le fait divers a mis Chassignet en gaieté. Cet écureuil en cavale m'a rappelé un fugueur croisé en Mélanésie il y a vingt-cinq ans."
    En 1987, parti pour quelques mois en Nouvelle-Calédonie afin de se renseigner sur les us et coutumes canaques en vue d'une publication, l'auteur y avait rencontré ce bourlingueur qui l'avait fortement intrigué : "Ses traits étaient réguliers et fins tout en étant altérés, comme décomposés, une belle gueule de rafalé, comme on disait dans les annales de l'ancienne marine et des pontons, pour qualifier ce genre de physionomie." L'inconnu semblait le fuir mais les travaux d'approche de l'auteur finirent par payer et il accepta de lui confier son histoire. Banquier à Paris, il avait décidé de tout quitter pour venir chercher sur cette île la sérénité et donner un vrai sens à sa vie. 

    White Trash

    "L'épisode remontait à l'époque où Chassignet coulait parfois les printemps en Arizona, dans un canyon perdu près de la frontière mexicaine, chez son vieux copain Kenton."
    Pour rendre service à son ami, il accepte d'aller cueillir à sa descente d'avion le jeune Bob Anderson qui arrive d'Australie. Bob décide d'acheter une voiture d'occasion pour rentrer en Arizona tout en visitant le pays. Mais la limousine tombe en panne dans un bled perdu où les gars du coin s'arrangent pour ne pas les laisser repartir. Il faudra  toute la diplomatie de Chassignet pour débloquer la situation et les libérer d'une prise d'otages à peine déguisée. 

    Ses chroniques parues dans Lire, regroupées et publiées sous le titre "Emilie, une aventure épistolaire" (Grasset 2012), "Retour à Zornhorf" (2001) pour évoquer ses origines alsaciennes, "Mémoires de Marc-Antoine Muret" (2009) les trois livres qui m'ont fait découvrir avec enthousiasme une infime partie de l'oeuvre de Gérard Oberlé.
    Ecrivain reconnu, il est aussi libraire, l'un des meilleurs experts en France d'ouvrages anciens et rares. Oenologue réputé, gourmet averti, c'est un cuisinier hors-pair, "un des esprits les plus libres que je connaisse" résume son ami et complice Jim Harrison, disparu le samedi 26 mars à l'âge de 78 ans. Si Chassignet ressemble à son créateur, il est aussi cousin de Jim Harrison, c'est me semble-t-il flagrant dans la dernière nouvelle, White Trash, où Kenton en serait bien le sosie.
    Une écriture truculente, réjouissante avec juste ce qu'il faut de gouaille et de paillardise sans jamais tomber dans la vulgarité. Parfois, l'auteur émaille son texte de tournures et d'expressions surannées nous rappelant sa préférence, teintée de nostalgie, pour les écrits d'une époque révolue.
   Gérard Oberlé et Jim Harrison au manoir de Pron dans le Morvan, où l'écrivain américain aimait à résider quand il était en France.

    Editions Grasset & Fasquelle, 2016,  (210 pages- 17,00 €)
       

lundi 23 mai 2016

Petit Piment d'Alain Mabanckou

    Il va falloir vous y faire, le dernier roman de l'auteur est un festival de noms imprononçables et impossibles à mémoriser :
    "Tout avait débuté à cette époque où, adolescent, je m'interrogeais sur le nom que m'avait attribué Papa Moupelo, le prêtre de l'orphelinat de Loango : Tokumisa Nzambe po Mose yamoyindo abotami namboka ya Bakoko. Ce long patronyme signifie en lingala "Rendons grâce à Dieu, le Moîse noir est né sur la terre de nos ancêtres", et il est encore gravé sur mon acte de naissance..."
    On l'appelait tout simplement Moïse, ce n'est qu'un peu plus tard qu'il devint Petit Piment.
    Chaque dimanche, le prêtre était attendu avec impatience par les enfants. Avec lui, ils pouvaient enfin s'éclater en chantant et dansant sous la baguette de Papa Moupelo qui n'hésitait jamais à donner l'exemple. Le déchaînement était à son comble quand ils attaquaient la danse des Pygmées du Zaïre.
    Le reste de la semaine, la vie était dure à Loango qui s'apparentait plus à une maison de redressement qu'à un orphelinat. Le directeur, Dieudonné Ngoulmoumako, despote corrompu exerçait sur les enfants une autorité abusive, secondé par des "surveillants de couloir" acquis entièrement à sa cause puisque tous choisis parmi les membres de sa famille. Quant à l'administration, d'un accord tacite elle tolérait une situation qui lui permettait de placer les cas difficiles tels les jumeaux Songi-Songi et Tala-Tala.

    Arrive l'indépendance du Congo, la révolution socialiste se met en marche et le Parti congolais du travail prend le pouvoir. Pour fuir un orphelinat dirigé par un homme plus préoccupé de garder son poste que de protéger les pensionnaires, Moïse-Petit Piment décide de partir sans réussir à convaincre Bonaventure, son meilleur ami, de l'accompagner. Il part pour Pointe- Noire, erre et vit dans la rue, puis sur la Côte sauvage où il retrouve les jumeaux qui se battent pour en devenir les caïds. Miraculeusement, il rencontre Maman Fiat 500, mère maquerelle et ses dix filles. Elle l'accueille au bordel où il deviendra " l'homme" à tout faire de la maison. Quand, à la suite d'une politique d'assainissement contre la prostitution, le maire de Pointe-Noire les fera disparaître du quartier des Trois-Cents, il en perdra la raison sans jamais oublier qu'il a décidé de les venger.

    Difficile de ne pas penser à Oliver Twist de Dickens et de ne pas se passionner pour l'histoire de Petit Piment qui n'est certes pas auto-fictionnelle mais dont les souvenirs d'enfance de l'auteur ont sûrement étayé la description de la vie grouillante des rues de Pointe- Noire. Comme toujours il mêle avec bonheur le drame et la drôlerie et décrit en filigrane les années 60-70 d'un Congo qui se cherche et qui n'échappe pas aux compromissions, à la corruption et aux conflits ethniques.

    Petit Piment est le cinquième roman d'Alain Mabanckou que je lis. Si je les ai tous lus  avec plaisir et intérêt, Lumières de Pointe-Noire reste mon préféré : le récit émouvant du retour de l'auteur au pays, des retrouvailles avec sa mère après une absence de 23 ans.

    Editions du Seuil, août 2015 (247 pages-18,50€ )  

jeudi 5 mai 2016

Trois jours et une vie de Pierre Lemaitre

    Beauval petite ville entourée de forêts à l'ambiance provinciale où tout le monde se connaît, où les secrets ne sont jamais bien longtemps gardés ! Antoine y habite dans un quartier paisible et sans histoires. Fils de divorcés, il ne voit plus son père installé en Allemagne et vit seul avec sa mère, une femme qui a des principes et les applique sans faillir.
    En 1999, Antoine a 12 ans quand l'histoire commence et que la fabrique de jouets en bois, unique entreprise de la ville, se met à péricliter. Situation d'autant plus difficile pour son directeur qu'il est aussi maire de la commune et qu'il doit faire face à l'inquiétude des habitants soucieux de leur avenir. Encore épargnés par les préoccupations des adultes, Antoine et ses copains n'ont rien changé à leurs habitudes : qu'ils construisent des cabanes dans la forêt de Saint-Eustache ou qu'ils jouent autour de la scierie ils n'échappent que rarement au contrôle bienveillant d'un adulte passant par là.
     Ulysse, le chien de leurs voisins les Desmedt, avait pris l'habitude de suivre Antoine dans ses vagabondages solitaires et Antoine avait pris l'habitude de lui parler, de lui confier ses problèmes que l'animal semblait écouter avec attention. Parce qu'elle le trouvait digne de confiance, Mme Desmedt permettait parfois à Rémi, son fils âgé de 6 ans, de les accompagner.
    Quelques jours avant Noël, Antoine délaissé par ses copains trop occupés à jouer avec la PlayStation de Kévin objet de toutes les interdictions maternelles, décide par dépit de construire seul une cabane suspendue dans les arbres et d'en garder le secret. Mais il ne résistera pas longtemps à la tentation de la faire visiter à Rémi admiratif qui a promis de se taire.

    "Dans le triangle père absent, mère rigide, copains éloignés, le chien Ulysse occupait évidemment une place centrale.
     Sa mort et la manière dont elle survint furent pour Antoine un événement particulièrement violent."

    Elle est surtout à l'origine d'une série d'événements tragiques qui semblaient vouloir s'acharner sur la ville. Et c'est ainsi que les habitants, frappés de stupeur, ont appris la disparition du petit Rémi et qu'Antoine était le dernier à l'avoir vu vivant ! Antoine qui dans un moment d'égarement est propulsé au coeur d'un drame qui le dépasse et qui plonge la population dans la stupéfaction et la douleur.
    Un roman sur la culpabilité mené rondement d'une écriture qui sait évoquer l'ambiance délétère d'une petite ville rurale désarçonnée face à l'amplitude et la gravité des événements, face au questionnement et à la suspicion. Les personnages sont bien vus, certaines scènes sont savoureuses même si par son insistance l'auteur, parfois, semble dévaloriser la province profonde et la maréchaussée !
    Les péripéties s'accumulent, deviennent de plus en plus menaçantes pour Antoine, volonté un peu trop  appuyée de l'auteur de maintenir le lecteur en haleine et si rocambolesques qu'elles retirent toute crédibilité au récit. Elles nous acheminent vers un dénouement qui, je l'avoue, après m'avoir bien agacée, a fini par me faire sourire.






    Editions Albin Michel 2016 (280 pages- 19,80€)

mercredi 20 avril 2016

La confession de la lionne de Mia Couto

    "L'accordeur de silences" (2011), "Poisons de Dieu, remèdes du diable" (2013), "La pluie ébahie" (2014), et aujourd'hui "La confession de la lionne", vous l'aurez compris, Mia Couto est un  écrivain que j'apprécie tout particulièrement. Mozambicain d'origine portugaise, né en 1955, biologiste de formation, devenu journaliste et enseignant en écologie, il précise :
    "En 2008, l'entreprise dans laquelle je travaillais dépêcha dans le nord du pays quinze jeunes hommes pour servir d'agents environnementaux. Les attaques de lions contre les personnes débutèrent à la même époque dans la même région.[...] Mes fréquentes visites sur le théâtre du drame m'ont suggéré l'histoire que je rapporte ici, inspirée de faits et de personnages réels." (1)

    Kulumani, village pauvre du Mozambique où seules les femmes sont attaquées par les lions fait appel à Arcanjo Baleiro, dernier chasseur digne de ce nom, afin qu'il mette un terme à ces agressions. Son efficacité est appréciée des villageois il avait, lors de sa précédente venue, tué un dangereux crocodile. Des villageois apeurés, sous l'emprise d'idées les plus folles dictées par des croyances ancestrales qui leur font perdre le sens de la réalité. Des villageois confrontés à une nature et un monde animal énigmatiques où mythes et légendes prennent le pas sur la raison.
    En alternance, deux voix rythment le roman, celle du chasseur terrifié par sa mission et celle de Mariamar, dont la soeur fût la dernière victime tuée par un lion. Racontant leur histoire ils nous content celle du village. Dans le coeur de la jeune femme grondent la rage et la révolte qui lui ouvrent les yeux sur l'origine des attaques des bêtes sauvages.
    Deux voix pour mettre l'accent sur les contradictions de la vie mozambicaine où la tradition orale prend souvent le pas sur la vérité, où tout se mêle, Dieu, les hommes, la nature, où les frontières entre l'humain et l'animal, le réel et le surnaturel sont intangibles.
    Totalement immergé dans un pays qu'il connait parfaitement, l'auteur porte, par la voix de Mariamar, un regard critique sur la place des femmes dans une société dont elles sont écartées, violées au sein même des familles incapables de les protéger :
    "Dans un monde d'hommes et de chasseurs, les mots furent ma première arme."
    L'écriture serait-elle la vraie raison d'être de ce conte ? Chez Mia Couto, je vous rassure, elle est imagée, inventive et parfois drôle.

 (1) Cité par Fabien Mollon SR de Jeune Afrique

    Titre original : A confissao da leoa (2012)
    Traduit du portugais par Elisabeth Monteiro Rodrigues
    Editions Métailié 2015 (234 pages- 18€)

mercredi 13 avril 2016

La renverse d'Olivier Adam

     La renverse, moment entre deux marées où pendant un instant le courant s'annule avant que la mer n'amorce sa descente ou sa remontée. Temps suspendu où tout peut arriver !
     La renverse, pour Antoine le pire moment de son existence ! Il y a une dizaine d'années, sa vie d'adolescent a basculé dans l'horreur et l'humiliation quand sa mère fût mêlée au scandale de la petite ville de banlieue où sa famille résidait. A l'époque, Jean-François Laborde qui en était le maire fût accusé par deux de ses anciennes subalternes "mal fagotées" de viol et d'agression sexuelle. Agression qui aurait eu lieu avec la complicité de la mère d'Antoine alors sa maîtresse et son adjointe. Un tsunami pour les enfants de cette bourgeoise soucieuse de maintenir son rang et sa réputation. L'affaire fût relayée par les médias nationaux, la lutte inégale pour des plaignantes totalement désarmées face à une partie adverse sans scrupule bien décidée à retournée la situation en sa faveur.
     Dix années plus tard, nous retrouvons Antoine devenu libraire d'une petite bourgade des côtes bretonnes. Garçon taiseux et solitaire, jamais remis de la tornade familiale, il a caché son mal-être derrière un déni culpabilisant et une apparente passivité. Il n'a jamais revu sa mère, Camille son plus jeune frère, plus fragile parce que plus lucide s'est exilé au Canada et Laetitia la fille du maire, l'adversité les avait rapprochés, est sortie définitivement de sa vie. Désormais, Chloé compagne compréhensive lui apporte le réconfort et le calme d'une vie sans histoire quand soudain il est rattrapé par son passé.
     "Je me suis garé près du bar. Trois types y sirotaient leurs cafés les yeux dans le vague. A la radio, un journaliste a annoncé la mort de Jean-François Laborde au moment précis où le moteur s'est éteint, emportant avec lui le bourdon de la soufflerie. Le nom a résonné dans le silence soudain. Etrangement, il ne m'a pas percuté immédiatement. [...] Avec le recul, je pense avoir dans un premier temps érigé un mur opaque entre ce que je venais d'entendre et ma conscience. Une barrière que je souhaitais étanche, qui me séparait d'un monde, de lieux, de gens et d'événements dont je ne voulais plus rien savoir, que j'avais fuis et enfouis au plus profond."
     La "barrière" s'est rompue et les événements toujours aussi présents le poussent, de façon inattendue, à retourner sur le lieu du drame pour assister aux obsèques de l'homme responsable du scandale qu'il n'a  jamais oublié. Peut-être, pour lui, l'occasion de tirer un trait définitif sur l'affaire et de commencer enfin à vivre réellement.
     Librement inspiré de l'affaire Georges Tron (2011) maire de Draveil ville natale de l'auteur qui avait fini par démissionner, La renverse ne se contente pas d'évoquer un simple drame politico-social perdu d'avance. Il analyse avec sagacité les répercussions du drame sur la vie familiale, la réaction des enfants, leur stratégie pour affronter les autres et vivre l'humiliation.
     Une écriture qui court, entraîne le lecteur, mettant nature et personnages en valeur et soutenant son intérêt jusqu'à la dernière ligne. Dommage que parfois elle se laisse aller à une certaine facilité !

     Editions Flammarion 2016 (267 pages - 19€) 

mardi 29 mars 2016

Ma d'Hubert Haddad




   Au Japon, la marche solitaire du poète vagabond en quête du détachement et de la sérénité qui le mèneront au bout de son chemin.

    "Depuis bien des années, je marche pour ne pas mourir, d'un bout à l'autre de Honshu et dans les autres îles, celles où on ne risque pas de rattraper la queue de son ombre après un jour ou deux. Ma mémoire est mon seul fardeau, le plus lourd en tout cas, pesant comme un cadavre de femme. Un jour à venir, dans la montagne aux cigales, l'oubli me gratifiera de ses doux bûchers  de lucioles où tout ce que l'on croyait aimer s'efface en cendres bleues avec la nuit montante. On pourrait croire que je cours après mon passé mais c'est bien pire. Je me souviens du dernier soir comme si c'était demain.

    Shoichi l'étudiant narrateur avait le regard étonné des myopes qui portent des verres "larges comme des soucoupes." Saori l'universitaire l'avait remarqué au Café Crépuscule où il servait le dimanche. Admirative du poète Santoka Shoichi Taneda dont elle venait de terminer la biographie, elle fût frappée par la similitude de leur allure et de leur prénom. Elle fit les premiers pas, leur aventure fût intense mais de courte durée, Saori s'était noyée peu de temps après leur rencontre. Inconsolable, Shoichi décide de quitter Tokyo et de partir sur les traces du poète Taneda, auteur de haïkus et buveur de saké : "Le saké pour le corps, le haïku pour le coeur." Dans ses bagages le manuscrit de la biographie du poète que Saori lui avait confié.

    Deux destinés à un demi-siècle d'intervalle qui s'imbriquent et se confondent, Shoichi s'identifiant au poète disparu. Deux parcours dans le décor changeant d'un Japon aux multiples facettes. Et toujours cette prose poétique de l'auteur émaillée, ici, des haïkus des maîtres Basho et Santora. Une prose qui auréole les descriptions d'une délicate beauté qu'il nous parle de la nature, de la lumière ou du monde des vivants, de leurs souffrances et de leur naufrage. Un dépaysement total pour le lecteur !

    "Si les saisons et les jours sont les enfants du temps, chaque instant est un temple."

    Editions Zulma 2015 (247 pages-18€)


    



                                         

lundi 7 mars 2016

L'arbre du pays Toraja de Philippe Claudel

    " Près d'un village du pays Toraja situé dans une clairière, on m'a fait voir un arbre particulier. Remarquable et majestueux, il se dresse dans la forêt à quelques centaines de mètres en contrebas des maisons. C'est une sépulture réservée aux très jeunes enfants venant à mourir au cours des premiers mois. Une cavité est sculptée à même le tronc de l'arbre. On y dépose le petit mort emmailloté d'un linceul. On ferme la tombe ligneuse par un entrelacs de branchages et de tissus. Au fil des ans, lentement, la chair de l'arbre se referme, gardant le corps de l'enfant dans son grand corps à lui, sous son écorce ressoudée. Alors peu à peu commence le voyage qui le fait monter aux cieux, au rythme patient de la croissance de l'arbre."

    C'est au retour de son voyage en Indonésie, sur l'île de Sulawesi où la mort rythme l'existence du peuple Toraja par des rites funéraires qui peuvent durer des semaines, des mois, et même des années que l'auteur entend sur le répondeur de son téléphone le message d'Eugène : "Tu vas rire, me disait-il, j'ai un vilain cancer." Non, il n'a pas ri, il s'est contenté de sourire de... douleur, de dépit ? De constater que depuis quelques années la mort l'encercle et lui rappelle sans cesse qu'il est au mitan de sa vie et que, maintenant, avec cette "vilaine" maladie plus rien ne sera comme avant, qu'elle hypothèque leur amitié : Eugène est son seul ami et le producteur de ses films. Les perspectives d'avenir changent, les événements les plus ordinaires prennent un autre sens, les sentiments exacerbés interrogent et perturbent.
    Eugène tiendra un an et ce roman est l'histoire de cet accompagnement fait de doute, d'incertitude et de remise en question. Une confrontation avec la mort, comment vivre avec les disparus, de quoi sont faits les vivants ? Le rapport au corps, partenaire imposé que l'on doit maîtriser au développement qui fascine et effraie, le corps compagnon amical qui devient hostile avec l'âge et les dégradations que l'on ne peut inverser ?

    Une longue méditation sur l'amitié, l'amour, le temps qui passe d'une écriture limpide aux nombreuses références littéraires et cinématographiques. Aucune morbidité dans ce livre lumineux où l'auteur célèbre la vie en célébrant l'amour, où les vivants deviennent les gardiens des morts comme l'arbre garde dans son corps vivant les petits corps morts du pays Toraja.
    Difficile de ne pas voir dans ce roman l'hommage discret que Philippe Claudel rend à son ami et éditeur Jean-Marc Roberts disparu en 2013.

Editions Stock 2016 (209 pages- 18€)

   



    

    

samedi 20 février 2016

Un amour impossible de Christine Angot

    Ils s'étaient rencontrés à la cantine, il l'avait invitée à prendre un café, ils étaient allés danser, se promener, les rencontres étaient devenues journalières. Il était beau parleur, elle l'écoutait; Il la trouvait belle et le lui disait, elle était sous le charme, follement amoureuse, prête à toutes les compromissions pour le garder.
    Parisien, "fils de famille" ses études terminées, il avait obtenu son 1er poste de traducteur à la base américaine de Châteauroux où elle vivait et travaillait comme dactylo à la Sécurité sociale.
    "Il lui expliquait qu'il avait fait le choix de la liberté, il ne critiquait pas la façon dont les autres vivaient mais il s'en écartait."
    Enceinte, elle comprend que Pierre Angot n'épousera jamais Rachel Schwartz, une juive, et que leur enfant naîtra de père inconnu. Elle accouche seule, il est reparti à Paris, Christine aura 5 mois quand il fera sa connaissance. Ils correspondent, se voient de moins en moins, il privilégie les séjours à l'étranger. Christine a 6 ans quand il annonce à Rachel qu'il s'est marié :
    "Elle est allemande. Très jeune. Elle est née à Hambourg. Son père est médecin. Elle est enceinte, il a fallu qu'on se marie très vite. Je vais avoir un enfant. Je ne pensais pas l'épouser, tu connais mon point de vue. Mais son père a été très convaincant, et au fond je suis très heureux."
    Christine a grandi, elle apprécie les rares rencontres avec son père, les courts séjours dans son appartement, elle est conquise et tombe sous le charme de ce séducteur dangereux et ... pervers. Rachel apprend des années plus tard qu'il la viole. Elle est anéantie et culpabilise de n'avoir jamais rien soupçonné.
    Sur les ruines de cet "amour impossible" se construit la relation mère-fille : osmose de deux êtres soudés par un amour filial qui les porte dans une attente continue des manifestations d'un père de plus en plus absent. Un homme qu'elles aiment et détestent parce qu'il les aimante mais leur rappelle constamment l'infériorité de leur condition sociale. Rachel en souffrira d'autant plus qu'à son adolescence Christine, après l'avoir adulée toute son enfance, reniera sa mère l'accusant  d'être la cause de tous ses maux.

    A la parution du roman la critique fût unanime et j'ai cherché en vain un commentaire un peu moins élogieux. Serais-je seule à émettre quelque réserve ? J'ai cherché à comprendre. La forme peut-être, les dialogues que je n'apprécie guère ? Pas suffisant. Un sentiment de mal-être ? Sûrement.
   

    J'ai lu ce roman prise en otage par Pierre Angot, le père de "Une semaine de vacances", le livre le plus dérangeant et terrible qu'il m'ait été donné à lire. Resté en filigrane tout au long des pages il a littéralement pollué ma lecture. Comment adhérer à cette idylle charmante au début, qui laisse très vite entendre qu'elle va prendre une tournure inhabituelle surtout quand on sait de quoi l'homme est capable. Le lecteur de "Une semaine de vacances" connait bien ce père séducteur, incestueux et pervers. Comment admettre la soumission de Rachel qui accepte beaucoup et se rebelle si peu, son aveuglement face à l'inceste. L'amour peut-il tout excuser ?
    Pardon et réconciliation ressoudent le couple mère-fille apportant aux dernières pages du récit une note d'espoir teinté d'apaisement et de sérénité retrouvés.

    La femme et la mère que je suis ne peuvent que se rebeller face à tant d'excès ! Aveuglée par la colère, j'ai probablement gommé les qualités littéraires de ce roman, preuves évidentes de sa réussite et de mon incapacité à maîtriser et dépasser mes sentiments.

         Flammarion 2015 (217 pages-18€)

samedi 13 février 2016

Grossir le ciel de Franck Bouysse

 Un auteur que je découvre avec bonheur ! Né à Brive en 1965, enseignant en biologie à Limoges, c'est sa passion pour le roman noir qui l'incite à devenir écrivain. Il publie, entre autres, son 1er roman noir L'Entomologiste aux éditions Le Manuscrit en 2007.
    "Grossir le ciel", commence comme un roman du terroir, puis insidieusement l'atmosphère devient pesante, l'intrigue inquiétante  et sombre comme les nuits agrippant le lecteur pour ne plus le lâcher.
    Les Cévennes, une terre sévère, sauvage, une terre endormie qui végète sous son manteau neigeux mais se réveille la nuit. Des personnages à l'image du pays qui les a façonnés solitaires, taiseux en lutte perpétuelle contre une nature hostile aux hivers trop froids et aux étés trop chauds.

    "Un lieu-dit appelé Les Doges, avec deux fermes éloignées de quelques centaines de mètres, de grands espaces, des montagnes, des forêts, quelques prairies, de la neige une partie de l'année, et de la roche pour poser le tout. Il y avait aussi les couleurs qui disaient les saisons, des animaux, et puis des humains, qui tour à tour espéraient et désespéraient, comme des enfants battant le fer de leurs rêves, avec la même révolte enchâssée dans le coeur, les mêmes luttes à mener, qui font les victoires éphémères et les défaites éternelles."

    Aux Doges, Abel et Gus sont en quelque sorte des survivants. Abel, le plus âgé est veuf depuis de nombreuses années et Gus est toujours resté célibataire. Levé avant l'aube, chaque matin il continue de maintenir sa ferme en activité luttant contre une terre plus favorable à la pauvreté qu'au rendement. Voisins s'entraidant quand les circonstances l'exigent, leurs rencontres restent exceptionnelles et leurs propos anodins. Deux taiseux qui éludent les confidences, retiennent les mots qui ne disent pas toujours ce qu'ils semblent vouloir dire et cachent leur vérité sous une apparente banalité. Une solitude propice à l'observation où le moindre détail inhabituel peut être remarqué dans une routine imposée par ce "désert rural".
    L'abbé Pierre disparaît, Abel change, des événements insolites se produisent, des inconnus débarquent aux Doges, insistent et perturbent Gus qui cherche à comprendre.
   Le suspense est imparable, diaboliquement géré et crédible parce que directement ancré dans ce pays  qui impose ses codes aux hommes qui n'ont pas trop le choix. Des hommes que l'auteur rend plus vrais que nature en analysant au  plus près l'évolution de leur comportement face à des événements qu'ils ne peuvent maîtriser.
    Un beau roman "noir", hymne à la nature, aux hommes, à l'héritage ancestral, et une manière discrète de mettre en doute un changement mal compris.

    Edition : La Manufacture de livres 2014 (199pages-16,90€)