samedi 23 juillet 2016

Tous nos noms de Dinaw Mengestu


    Dinaw Mengestu est né en 1978 à Addis-Abeba. Alors qu'il n'avait que deux ans, ses parents émigrent aux Etats-Unis chassés par la révolution qui a jeté l'Ethiopie dans le chaos. Hanté par ce passé qu'il n'a pas connu, il a fait de son pays d'origine le cadre de ses récits :
    " Les belles choses que porte le ciel ", prix du Meilleur Premier roman étranger 2007,
    " Ce qu'on peut lire dans l'air ", prix Mahogany 2012 et ce troisième roman,
    " Tous nos noms ", paru en 2014 aux USA, traduit en français en 2015, qui ne fait que confirmer sa place parmi les meilleurs  écrivains de sa génération.

    Tous nos noms, ce titre barré sur la première de couverture ne laisse aucun doute au lecteur : il porte toute la symbolique du roman, le rejet d'une identité passée et la décision délibérée d'abandonner les treize noms que lui avaient donnés ses parents. " Je suis allé à Addis-Abeba, j'ai pris une dizaine de cars différents pour atteindre le Kenya, puis l'Ouganda. En arrivant à Kampala, je n'étais plus personne ; c'était exactement ce que je voulais. " Se fondre dans un anonymat dont il ne se départira jamais. " Pour le moment, c'est Isaac " et nul n'en saura davantage, pas même le Professeur. C'est ainsi qu'il avait surnommé cet étudiant rencontré sur le campus de la faculté et venu comme lui combattre la guerre civile et la famine.
    Grâce à une bourse d'échange, Isaac a pu partir aux Etats-Unis. Sa déception est grande quand il débarque à Laurel petite ville du Midwest. Bourgade où les traditions racistes n'ont pas changé, il se trouve confronté à des situations aux répercussions psychiques difficiles à supporter. L'amour sincère et passionné d'Helen, l'assistante sociale qui s'est occupée de lui à son arrivée, ne lui fera pas oublier son désespoir et les interrogations qui pèsent sur l'avenir de leur liaison.

    La particularité de ce roman : deux voix narratives qui en alternance racontent l'Afrique des années 1970 après la colonisation remplacée par la dictature , la guerre et la famine dans les chapitres intitulés Isaac et les Etats-Unis dans les chapitres titrés Helen où les vexations et l'intolérance d'une bourgade mettent à mal une relation qui ne peut s'épanouir. Deux voix pour trouver une réponse à la question première de l'homme sur sa race, ses origines et sur l'éventuelle possibilité de se reconstruire une identité. Cette quête universelle que chaque être humain est en droit d'attendre et de retrouver !

    Edition originale : All Our Names 2014
    Editions Albin Michel Traduit de l'anglais (Etats-Unis) Par Michèle Albert-Maatsch 2015

     

mercredi 13 juillet 2016

Il était une ville de Thomas B. Reverdy

     Prix des libraires 2016

    "Il y avait partout un parfum d'ailleurs.
Des immeubles vides sans lumières, sans fenêtres - murées à la brique ou à la planche de bois -, découpaient dans le crépuscule indigo une masse inquiétante de géants endormis de pierre et d'ombre. Parfois, leurs cloisons ayant été abattues pour alléger la structure, éviter qu'elle ne s'effondre, ils avaient au contraie l'allure ciselée de cathédrales, on y voyait le ciel passer à travers comme dans un vitrail." 

    2008, Détroit dans le Michigan, une ville qui se meurt ! Des maisons abandonnées, des quartiers sans vie, des écoles ouvertes au froid et au courant d'air, des friches industrielles  image d'une ruine annoncée par la chute de "Motor City" et la crise des subprimes. Eugène, jeune ingénieur français est parachuté dans ce décor dévasté pour travailler à un nouveau projet, l'Entreprise, voué dès le départ à l'échec. Quelques irréductibles s'accrochent encore, fréquentent le Dive In où Candice la serveuse "avait un rire étrange, brillant et rouge." Les enfants rôdent, s'approprient la Zone, lieu abandonné par les usines en faillite et certains, semble-t-il, n'en reviennent jamais.
    Charlie a 12 ans, comme ses copains, des envies de liberté qui leur font prendre des initiatives qui les dépassent. Il sait que Gloria sa grand-mère veille sur lui mais conscient que son pouvoir est limité. Brown, le policier pense, en vieux limier qu'il est, que les enfants qui disparaissent ne sont pas perdus pour tout le monde. Il fera tout pour les retrouver.

    Une écriture fluide qui avance sur la pointe des pieds, pudique, poétique mais aussi sociologique ce pourquoi elle nous captive : des personnages qui s'expriment sans hargne comme fascinés par les ruines d'un modernisme qui a manqué son but, les ruines d'une ville anéantie par un taylorisme inabouti. Pourtant Eugène reste convaincu que tout y est encore possible ! " C'est un tel terrain pour tout recommencer, Détroit, le monde qu'ils nous ont laissé."
   J'ai pensé bien sûr au précédent roman de l'auteur "Les évaporés" (2013) où disparaissaient sans que personne ne les recherche hommes et femmes dans un Japon perturbé par la catastrophe de Fukushima et du tsunami.

    Editions Flammarion 2015 (270 pages - 19 €)                                   

dimanche 3 juillet 2016

Un beau début d'Eric Laurrent

    " ... Pas un seul instant, cet homme de trente-six ans, qui achevait de purger dans la maison d'arrêt des Baumettes à Marseille, une peine de réclusion pour trafic de stupéfiants, ne soupçonnerait que la jeune femme dont les généreux appas égayaient les murs décrépis de sa cellule pût être sa propre fille. Il ignorerait même jusqu'à la fin de sa vie qu'il en avait une."

    Nicole était née quand Robert Malbosse, dit Bob, avait vingt ans. A sa naissance, il s'était tiré, parce que s'encombrer d'un enfant ne faisait pas partie de ses projets. Il avait connu Suzy alors qu'elle n'avait pas encore seize ans mais qu'elle était déjà la mère d'un petit garçon qu'elle avait eu avec Jacky le fils du second mari de Mado, sa mère, un dénommé Max Turpin qui aurait bien pu aussi en être le père. Turpin n'avait pas toujours été l'homme qu'il était maintenant, "... (il) avait passé sa vie, jusqu'à l'âge de quarante-cinq ans, à boire, à jouer et à courir la gueuse" pour finir dans une ruelle tabassé à mort où Dieu lui apparut le menaçant de la damnation éternelle. Effrayé, il était allé à l'église en quête de rédemption, y avait rencontré Mado qui s'était aussi racheté une conduite et qui avait accepté de l'épouser.
    Bien qu'encore très jeune, Max et Mado avaient laissé Suzy partir vivre chez les Malbosse. Totalement sous la coupe de Bob, malfrat de piètre envergure, elle participait sans état d'âme à "ses activités délictueuses". Leur association aurait perduré si elle ne s'était pas retrouvée enceinte. La rendant seule responsable de cette grossesse, Bob avait exigé qu'elle se fasse avorter. "Rien n'y fit." Après l'accouchement, elle avait attendu en vain son retour puis résignée était revenue vivre chez ses parents qui tout d'un coup soucieux de moralité avaient décidé de la marier à Jacky. Pour fuir ce mariage et assouvir son envie de "bourlinguer" Suzy avait pris la fuite abandonnant sa fille aux mains du  couple confit en dévotion.
    Nicole avait grandi dans cette ambiance bigote. Devenir une sainte, une écrivaine comme Sagan ou Anne Franck, une gymnaste ... toutes ses tentatives furent vouées à l'échec quand, par hasard, elle lut pour la première fois un magazine de charme. Elle avait enfin trouvé sa voie : se faire remarquer, devenir célèbre, peut-être même une star, le tout sans trop se fatiguer. Et c'est ainsi que sa photographie de pin-up aguicheuse parue dans Dreamgirls vint égayer le séjour, en prison, d'un père dont elle ignorera toute sa vie l'existence.

    C'est toujours avec gourmandise que j'aborde un nouveau roman d'Eric Laurrent assurée d'y retrouver cette élégance dans l'écriture teintée d'un pédantisme judicieusement dosé que lui confèrent les mots savants qu'il ose utiliser.
    J'apprécie l'investissement exigé du liseur afin d'aborder ses phrases d'une longueur inhabituelle l'obligeant à de fréquents allers et retours pour en saisir le rythme et la subtilité, de longues phrases émaillées de parenthèses où viennent s'insérer d'autres parenthèses au risque de lui faire perdre le fil d'un récit qu'une utilisation intempestive du subjonctif habille d'un maniérisme totalement décalé quand l'auteur nous dépeint la violence et les turpitudes de certains personnages. Un liseur qui ne peut rester indifférent à la minutie des descriptions où chaque détail noté avec recherche et précision donne une réalité étonnante en particulier à la photographie de Nicky Soxy (ex Nicole) punaisée dans la cellule des Baumettes. Un liseur qui sera d'autant plus sensible à l'humour et au comique de certaines scènes qu'elles sont rares et réjouissantes.
    Comment ne pas se souvenir de l'époustouflante description que fit l'auteur du "Printemps" de Botticelli dans "Renaissance italienne" (2008). Comment ne pas songer à Marcel Proust et surtout à Jean Rouaud dans son inoubliable "Imitation du bonheur" (2006)




    Les Editions de Minuit 2016 ( 205 pages - 15€) Prix Françoise Sagan 2016