mercredi 30 novembre 2016

Chanson douce de Leïla Slimani


                   

    "Une chanson douce que me chantait ma maman !", hommage à Henri Salvador a précisé l'auteure lors d'une interview. Un titre en parfait décalage avec les premières pages du roman. Difficile de faire plus horrible, plus choquant que la description, ponctuée d'un hurlement d'effroi, d'une mère découvrant le corps de ses deux enfants assassinés et celui de leur nounou grièvement blessée : "Elle n'a pu su mourir. La mort, elle n'a su que la donner."
     L'auteure remonte le temps et patiemment analyse l'évolution d'un scénario qui n'aurait jamais dû déraper. Paul et Myriam, couple bourgeois installé dans les beaux quartiers, vivent une existence qu'on pourrait leur envier. A la naissance de leurs enfants Myriam décide d'interrompre sa carrière pour s'en occuper. Quelques années plus tard, Mila et Adams ayant grandi, elle envisage de reprendre ses activités et accepte, malgré les réticences de son mari, la proposition d'un ami qui cherche une collaboratrice pour son cabinet d'avocats. Après avoir élaboré les qualités requises à leurs yeux pour s'occuper de leurs enfants ils se mettent en quête de la nounou idéale.
     Ils choisiront Louise, jeune veuve discrète et réservée et constateront rapidement qu'ils ont fait le bon choix : adoptée d'emblée par les enfants dont elle a su se faire aimer, ils l'apprécient pour ses compétences et son calme en toutes circonstances. Pas de doute, elle est la perle rare dont ils rêvaient. Efficace et prévenante elle a su se rendre indispensable. La vie s'écoule harmonieuse, idyllique même où chacun est à sa place. Les enfants sont heureux, les patrons respectueux de la nounou qui finira par les accompagner aussi en vacances puisque, décidément, ils ne peuvent plus se passer d'elle.
     Mais Louise, la secrète, est-elle aussi parfaite qu'elle le laisse paraître ? Pourquoi ce silence sur son passé ? Qui est-elle vraiment ? D'où vient-elle ? Des questions que les parents endormis par le confort familial qu'elle a su créer n'ont jamais envisagé de se poser. Comment n'ont-ils pas eu conscience que son implication démesurée lui faisait perdre pied, qu'elle vivait en quelque sorte par procuration une vie à laquelle elle ne pourra jamais prétendre et que la frustration va générer chez Louise déboussolée des dérives névrotiques incontrôlables et dangereuses ?
     Ce roman, inspiré d'un fait divers arrivé aux USA il y a deux ans, est toujours d'actualité et permet à l'auteure d'évoquer toute l'ambiguïté de la relation patrons-employée et la difficulté pour les femmes de concilier carrière et maternité. Mais c'est avant tout une formidable analyse de la montée en puissance d'une névrose dans un thriller particulièrement bien mené. Dommage que l'auteure soucieuse de convaincre ses lecteurs se soit laissée emporter par une démesure qui n'est pas toujours à l'avantage de son propos.

           Editions Gallimard 2016 (228 pages-18 €)


dimanche 6 novembre 2016

Le dernier frère de Nathacha Appanah

    "David était appuyé contre le chambranle de la porte. Il était grand, ça m'a étonné. Il portait une de ces chemises de lin qui, même de loin, font envie par leur douceur et leur légèreté. Il avait pris une pose nonchalante, les pieds légèrement croisés, les mains dans les poches. Une sorte de lueur tombait sur une partie de ses cheveux et ses boucles brillaient. Je l'ai senti heureux de me voir, après toutes ces années. Il m'a souri.
    C'est peut-être à ce moment-là que j'ai compris que je rêvais."

    Alors qu'il est au seuil de ses soixante-dix ans, le narrateur est perturbé par ce songe qui le projette dans les années quarante, les années de son enfance sur l'île Maurice, où Raj le garçon de dix ans qu'il était, a vécu les deux épisodes qui ont bouleversé définitivement sa vie.
     Tout d'abord, ses deux frères disparaissaient brutalement, leurs corps emportés par l'ouragan supprimant la preuve de leur mort : chaque jour il attendait leur retour et espérait les apercevoir au détour d'un chemin.
    Ensuite, sa famille s'installait à Beau-Bassin à côté de la prison où son père était gardien. Le lieu attisait terriblement sa curiosité : il passait des heures près des barbelés, dissimulé dans les hautes herbes, fasciné il observait les prisonniers pendant la promenade intrigué par la présence des enfants sans comprendre la raison de leur enfermement. Il avait tout particulièrement remarqué un enfant "blanc" qui, à l'évidence, semblait s'intéresser aussi à lui :

    "Je ne me souviens pas du moment exact où j'ai remarqué David. Peut-être était-ce quand il a marché vers les barbelés ? ... Il s'approchait de la grille, lentement, sans se presser et cela m'a paru si incroyable qu'il fasse cela alors qu'il était en prison, comme s'il marchait dans son jardin et il se rapprochait, se rapprochait, là maintenant, je voyais mieux son visage, son minuscule visage d'enfant blond perdu dans la moiteur et la chaleur de Beau-Bassin..."

    Raj ignorait qu'en 1940 la guerre sévissait et que les mystérieux prisonniers étaient des Juifs d'Europe de l'Est maintenus en exil sur l'île Maurice. Séparés par la clôture de barbelés, ils faisaient connaissance et, s'ils ne parlaient pas la même langue, finissaient par se comprendre malgré tout. Quand David se glisse sous la clôture, Raj l'attendait. Les deux complices vivront pendant quelques jours une singulière aventure qui les liera à jamais.






    C'est l'histoire de la rencontre improbable de deux enfants au destin marqué par le malheur qui se retrouvent et vont vivre à leur niveau, sans se poser de questions, des instants exceptionnels. Le vieil homme se souvient, juge l'enfant qu'il était et l'adulte qu'il est devenu, évoque ses blessures et ses regrets. L'auteure sait éviter les attendrissements inutiles sans pour autant omettre l'émotion vraie enrichie par la fraîcheur et l'optimisme propres aux enfants.
    Une toute petite réserve pourtant : la bestialité du père un peu trop exagérée mise en opposition à l'angélisme de la mère était-elle indispensable ?
    Il n'en reste pas moins que c'est une belle histoire d'enfants, en particulier celle d'un petit garçon qui voulait retrouver un frère !

    Editions de L'Olivier 2007 (210 pages)