vendredi 25 avril 2014

Esprit d'hiver de Laura Kasischke

    Un thriller ? Dès les premières lignes je me pose la question !

    "Noël 20
    Ce matin-là, elle se réveille tard et aussitôt elle sut :
    Quelque chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux.
    C'était dans un rêve, pense Holly, que cette bribe d'information lui avait été suggérée, tel un aperçu d'une vérité qu'elle avait portée en elle pendant- combien de temps au juste ?
    Treize ans ?
    Treize ans !
    Elle avait su cela pendant treize ans, et en même temps elle l'avait ignoré - c'est du moins ce qu'il lui semblait, dans son état de demi-veille, en ce matin de Noël. Elle se leva du lit et s'engagea dans le couloir en direction de la chambre de sa fille, pressée de voir qu'elle était là, encore endormie, parfaitement en sécurité."

    Il y a 13 ans, Eric et Holly, un couple américain du Michigan, étaient partis en Sibérie pour adopter une petite fille de 2 ans. Ils pensaient  rentrer avec l'enfant mais le règlement leur avait imposé une attente de trois mois. Le délai écoulé, ils étaient revenus chercher Bébé Tatty et l'avaient trouvée changée.
    Tatiana a maintenant 15 ans et c'est une parfaite ado américaine.

    Noël, et la journée commence mal. Un réveil anormalement tardif bouscule les parents alors que leur fille ne semble pas pressée de se lever. Et tout est à faire pour préparer la fête avant  l'arrivée des invités, les proches et les amis qui viennent en voiture et les grands-parents qu'Eric doit aller cueillir à l'aéroport.
    Depuis ce matin la neige tombe promettant, pour une fois, un Noël blanc. Mais au fil des heures la neige s'accumule, se transforme en blizzard et les routes deviennent impraticables. Les invités se décommandent, Eric ne donne pas de nouvelles et Holly ne sait plus ce qu'elle doit faire. La situation tourne au cauchemar, d'autant plus que Tatiana ne fait que de brèves apparitions qui se transforment en affrontements avec sa mère, pour retourner rapidement se cloîtrer dans sa chambre.

    Chez Laura Kasischke les situations ordinaires ne
sont qu'apparence et très vite se mettent à dérailler. La maison sous la neige devient  un huis-clos plongé dans une lumière blafarde où  les initiatives de la mère semblent toutes vouées à l'échec sous le regard accusateur de sa fille. Holly se réfugie dans le souvenir heureux de l'enfance de leur Bébé Tatty quand elle ne regrettait pas encore de ne plus pouvoir écrire de poésie comme elle avait su le faire avant. Sa vie n'est qu'une page blanche sans écrit et sans enfant !
    Un leitmotiv étrange qui scande les premières pages, le déchaînement de la tempête de neige qui impose ses limites, le quotidien qui s'avère ingérable sont les composants de ce roman intimiste et glaçant qui happe le lecteur par son écriture en plans serrés non dénués de poésie parfois. La fin terrible et géniale le laissera abasourdi et sans voix !

    Christian Bourgois Editeur 2013 (277pages -20€)
Traduit de l'anglais (Etats Unis) par Aurélie Tronchet.

    Laura Kasischke : née en 1961. Ecrivaine et poétesse américaine. Professeur de langue anglaise, Université du Michigan.
  • 1999 Un oiseau blanc dans le blizzard
  • 2002 La vie devant ses yeux
  • 2007 Rêves de garçon et A moi pour toujours
  • 2008 La couronne verte
  • 2009 En un monde parfait
  • 2001 Les revenants








vendredi 18 avril 2014

Une illusion passagère de Dermot Bolger

   "Il voulait la chaleur d'une main sur sa peau, en toute sécurité..."

 La Chine reçoit à Pékin une délégation officielle irlandaise. Martin accompagne le ministre pour superviser des entretiens qui ne sont que les derniers soubresauts d'un gouvernement à l'agonie. Il n'a pas été convié à poursuivre le voyage à Tianjin et Shangri-La, il rentre donc à son hôtel. Enfin seul, confronté à ses propres problèmes, il se rend à l'évidence que, comme son gouvernement, son mariage est au bord du naufrage.
    A toujours vouloir aplanir les conflits familiaux, toujours soucieux d'être irréprochable au ministère, serait-il devenu terne et sans ambition ? "Sans vouloir te blesser, Martin, qu'est-ce qui t'a rendu si ennuyeux ?" lui demande sa femme. A 55 ans après tant d'années d'une vie heureuse avec Rachel et leurs trois filles, peut-il accepter que leurs routes se séparent ? Pourquoi Rachel maintenant retraitée a-t-elle décidé de réorganiser sa vie différemment, de tirer un trait sur sa sexualité ? Incompréhension d'un mari toujours épris qui reste incapable de "concevoir un monde" sans elle ?
    Déprimé par ses pensées peu réjouissantes, Martin décide d'aller se détendre à la piscine et, après bien des hésitations, de s'offrir une séance de massage dans sa chambre.
    "... ce soir-là, il souhaitait seulement se détendre et enfin s'endormir. Il voulait la chaleur d'une main sur sa peau, en toute sécurité. Il y avait si longtemps que personne ne l'avait touché."
   Certes, la jeune femme chinoise qui se présente n'est pas très sexy dans son uniforme qui la fait
ressembler à une infirmière scolaire, mais elle se révèle efficace et discrète. Malgré le manque d'échange verbal (elle ne parle pratiquement pas anglais) une certaine complicité s'instaure entre eux. Martin finit par oublier ses problèmes, se laisse aller à une bienfaisante détente qui lui fait retrouver le plaisir d'être touché et d'être désiré. Relâchant les tensions accumulées, le massage débloque la conscience et la parole de Martin qui peut enfin regarder la vérité en face : le fiasco de son gouvernement mais avant tout celui de sa vie privée. En juxtaposant les deux situations, l'auteur dévoile les deux facettes de la personnalité de Martin.

 
L'écriture d'une incroyable densité cerne avec acuité l'introspection d'un personnage en quête de sa vérité :
    "... dans cet état d'ébriété, d'épuisement ou de révélation intérieure, il savait qu'il était plus qu'un homme vieillissant aux mains plaquées contre une fenêtre d'hôtel, il était au fond de lui, constitué de tous ceux qu'il avait été à chaque étape de son existence."
    Un personnage qui se projette dans un avenir plus ou moins éloigné mais probablement inéluctable
    "... Un homme atteint de démence sénile, qui n'était pas plus sûr de sa véritable identité que de l'endroit où il se trouvait, mais qui savait enfin ne plus avoir besoin de prétendre jouer un rôle pour qui que ce soit. Qui n'était certain que d'être vivant et véritablement seul, et de n'avoir aucun moyen de savoir ce qui s'était réellement passé dans sa vie et ce qui n'avait été qu'une illusion passagère." 

    Editions Joëlle Losfeld 2013 134 pages (15,90€)
    Traduit de l'anglais (Irlande) par Marie-Hélène Dumas

    Dermot Bolger : né en 1959 dans la banlieue ouvrière de Dublin. Auteur de poésie , théâtre et romans
  • Tentation 2001 'Albin Michel) tr. Marie-Lise Marlière
  • Le voyage à Valparaiso 2003 (Albin Michel) tr. Marie-Lise Marlière
  • Toute la famille sur la jetée du Paradis 2008 (Joëlle Losfeld) tr. Bernard Hoepffner-C. Goffaux
  • Une seconde vie 2011 (Joëlle Losfeld) tr. Marie-Hélène Dumas