dimanche 30 mars 2014

L'homme qui avait soif d'Hubert Mingarelli

1946, au Japon pendant l'occupation américaine :
      Un soldat démobilisé qui court après le train,
            Un soldat hanté par la bataille de Peleliu,
                  Un seul et même homme, Hisao.

La guerre lui a laissé au ventre une soif obsédante et dans la tête des souvenirs qui hantent ses jours et ses nuits.

"La soif à nouveau frappa deux petits coups, prémices de coups plus furieux, plus sauvages. Bientôt et à nouveau elle tomberait sur lui comme un arbre mort et lui ferait oublier Shigeko, la valise et le cadeau."

    Hisao descendu du wagon en quête d'un peu d'eau laisse repartir le train et sa valise. Décidé à récupérer son bagage avec l'oeuf en jade qu'il destine à Shigeko, la femme qu'il aime, il poursuivra le  train jusqu'à son terminus.

    Ils creusaient la montagne, le jour, la nuit, dans la pâle lumière des ampoules électriques. Ils dormaient tout près de ceux qui venaient les remplacer pour creuser à leur tour. Ils étaient couverts de poussière jaune. Hisao s'endormait à côté de Takeshi. C'était le jour, c'était la nuit ? Comment le savoir ?"

    Hisao, comment pourrait-il oublier que pendant la bataille, la montagne qui devait les protéger des attaques, s'était refermée sur eux piégeant la plupart de ses compagnons, pour devenir le tombeau de son ami Takeshi qui improvisait , dans le noir, des chansons avant de s'endormir.

    Avec une économie de mots qui ne tient qu'à lui, avec une sensibilité qui effleure ses personnages, Hubert Mingarelli nous raconte, comme souvent, une histoire d'homme confronté à une situation particulière, hostile où il risque plus de se perdre que de survivre.
    Amitié et solidarité, désarroi et solitude sont des sentiments que l'auteur nous peint toujours avec justesse dans ce récit fait d'allers et retours permanents entre la course d'Hisao après le train et les visions terrifiantes de ce qu'il a vécu sous la montagne. Une prose qui ne fait pas de bruit, toute en douceur et poésie, pour décrire une amitié qui n'a pas besoin des mots pour exister.






     "Je ne crois pas au talent, je crois au labeur. J'ingurgite, je recrache, je travaille, et c'est là que surgit l'écriture."

    Editions Stock 2014 155 pages (16€)

    Hubert Mingarelli : né en 1956 en Lorraine, vit actuellement dans les Alpes.

    Quelques incontournables :
  • Une rivière verte et silencieuse, Seuil 1999
  • La dernière neige, Seuil 2001
  • La beauté des loutres, Seuil 2002
  • Quatre soldats, Seuil 2003 Prix Médicis 2003
  • Homme sans mère, Seuil 2004
  • Le voyage d'Eladio, Seuil2005
  • Océan Pacifique, Seuil 2006 Prix Livre et Mer henri Quéffelec
  • Marcher sur la rivière, Seuil 2007
  • la Promesse ,Seuil 2009
  • Un repas en hiver, Seuil 2013 (Article du blog 09/07/2013)

lundi 17 mars 2014

Un homme, ça ne pleure pas de Faïza Guène

    Un livre réjouissant et tonique, drôle et tendre au rythme dynamisé par de courts chapitres. L'histoire de la famille Chennoun d'origine algérienne établie a Nice où les enfants sont nés.
    Une façon "légère" de parler de problèmes sérieux : comment concilier les valeurs familiales, culturelles et les incontournables règles sociales surtout quand le désir d'émancipation des enfants
 vient tout compliquer.
    Le padre qui ne sait ni lire ni écrire, veille sur l'éducation des enfants et se porte garant des valeurs qu'il leur inculque. A son fils, il ne perd pas une occasion de lui répéter qu'un homme ça ne pleure pas et lui demande de lui lire ce papier avec l'accent de journaliste.
    La mère aimante, envahissante, insupportable manie avec maestria la culpabilisation. C'est sa botte secrète qu'elle utilise à la moindre contrariété et comme elle se plaint tout le temps...elle l'utilise souvent.
    C'est Mourad, le plus jeune des trois enfants, qui raconte son obsession de ne pas devenir un vieux garçon obèse aux cheveux poivre et sel nourrit à l'huile de friture qui vit encore chez ses parents, son rêve de devenir prof. Rêve qui se concrétisera, il quittera Nice pour enseigner le français à Montreuil en zone prioritaire.
    Il retrouvera dans la région parisienne sa soeur aînée Dounia la révoltée, qui a fui la maison pour échapper aux parents qui voulaient la marier. Devenue avocate, elle a fait sa vie avec un politicien et préside une association féministe. Depuis dix ans, et à leur grand désespoir, ses parents n'entendent plus parler d'elle que par le truchement des médias.
    Mina la seconde restera à Nice, se mariera, aura trois enfants et habitera à deux pas de chez ses parents. Elle a construit sa vie à l'image de celle de sa mère son modèle et son repère.

    "les joues de ma mère sont douces et encore rebondies. Ses rides, ce sont les lignes du livre qu'elle n'a jamais pu écrire. C'est l'histoire de sa vie qui se dessine dans le coin de ses yeux. Les plis sur son front, ce sont autant d'inquiétudes, d'attentes à la tombée de la nuit et de soucis de santé.
    Une mère, c'est comme un grand destin, c'est beau et c'est cruel."


    Quand le padre fera un AVC, Dounia reviendra à sa demande le voir une dernière fois et quand il décédera d'un infarctus, la famille se recomposera pour l'accompagner.

    "Si je devais dire une dernière chose à son sujet, je le ferais avec un accent de journaliste : le padre était peut-être illéttré, mais il savait me lire mieux que personne."

    Un livre plein d'humour pour se défaire d'un héritage pesant et aller vers la liberté et l'émancipation où, parce qu'elle a mis beaucoup d'elle-même dans le personnage de Dounia, l'auteur a pris de la distance en donnant la parole à son frère.

    Editions Fayard 2014 (315 pages)
 
   Faïza Guène a 29 ans. Elle est née à Bobigny de parents venus d'Algérie, elle vit à Pantin.
  Ce livre est son 4ème roman.



samedi 15 mars 2014

En finir avec Eddy Bellegueule d'Edouard Louis


    "En vérité, l'insurrection contre mes parents, contre la pauvreté, contre ma classe sociale, son racisme, sa violence, ses habitudes, n'a été que seconde. Car avant de m'insurger contre le monde de mon enfance, c'est le monde de mon enfance qui s'est insurgé contre moi.Très vite, j'ai été pour ma famille et les autres une source de honte, et même de dégoût. Je n'ai pas eu d'autre choix que de prendre la fuite. Ce livre est une tentative pour comprendre."

    Pour comprendre, Eddy raconte son enfance dans une famille pauvre et modeste d'un village de Picardie. Son père, ouvrier à l'usine finit au chômage à la suite d'un accident et sa mère doit se chercher un travail : elle lave des culs de vieux, des vieux en train de mourir, les mains dans la merde tous les soirs pour remplir le frigo.
 Être pauvre n'empêche pas d'aimer ses enfants et de vouloir les élever dans le respect des règles de leur milieu social. Comme le père, les garçons deviennent des durs, savent se souler, se faire respecter et  ne jamais reculer devant la bagarre. La mère gère les gosses et la maison et à l'occasion apprécie une soirée bien arrosée pour se payer un peu de bon temps. Quant aux filles, elles rêvent d'obtenir une place de caissière dans une grande surface en attendant de se marier et de faire des enfants.

    Très vite; le comportement efféminé d'Eddy qui se donne des airs, inquiète son entourage : Pourquoi Eddy il se comporte comme une gonzesse.

    "A mesure que je grandissais, je sentais les regards de plus en plus pesants de mon père sur moi, la terreur qui montait en lui, son impuissance devant le monstre qu'il avait créé et qui, chaque jour, confirmait un peu plus son anomalie. Ma mère semblait dépassée par la situation et très tôt elle a baissé les bras."

    Parfois à la honte se mêlait de la fierté : Mon fils travaille bien à l'école, il est intelligent et peut-être même que c'est un surdoué. Il est intelligent, il va faire de grandes études et surtout, surtout mon fils il va devenir riche.
    Confronté à l'incompréhension de ses parents, culpabilisé d'être pour eux un sujet de honte, Eddy supporte, sans broncher, les reproches, les injures et au collège les tabassages récurrents dont il décrit la violence avec une insupportable précision.

    "Je préférais donner une image de garçon heureux. Je me faisais le meilleur allié du silence, et, d'une certaine manière, le complice de cette violence..."

    Peu à peu il accepte et assume sa différence et commence à réaliser que son salut est dans la fuite. A 15 ans à la fin de la troisième il obtient une bourse pour aller au lycée d'Amiens continuer ses études, l'occasion de commencer une autre vie malgré ses parents et malgré son milieu.

    Ecrivant à la première personne, employant deux langages, celui de l'homme qu'il est devenu et celui du milieu dont il est issu, l'auteur donne du relief au texte et l'inscrit dans une réalité sociale qui peut surprendre. " C'était pourtant il y a peu de temps, au début du XXIème siècle : le village, loin de la ville, du mouvement et de l'agitation, était aussi à l'écart du temps qui passe..."
    Un roman qui ne se contente pas d'être autobiographique : il témoigne et il analyse l'enfermement de certains "dans un ensemble de mécanismes parfaitement logiques, presque réglés d'avance" qui en font des prisonniers de leur classe sociale, assujettis à ses lois, pratiquement sans possibilité de s'en évader.
    L'auteur écrit dans la retenue, sans pathos, sans juger, émaillant son texte de descriptions précises, crues et parfois d'un réalisme insoutenable.
    Un premier roman prometteur qui n'est pas sans nous évoquer "Retour à Reims"(2009) de Didier Eribon dont la lecture, nous avoue Edouard Louis, fût à l'origine de l'écriture d'Eddy Bellegueule.

    Editions du Seuil 2014

    Edouard Louis a 22ans, il en avait 21 quand il a écrit En finir avec Eddy Bellegueule.
    Après un BAC option théâtre il est entré à Normale Sup.
    En 2013 est publié, sous sa direction Pierre Bourdieu : l'insoumission en héritage avec Annie Ernaux, Didier Eribon, Arlette Farge...
    A paraître en avril 2014 : Je vous écrit , un essai sur l'autobiographie.

  

samedi 1 mars 2014

Ailleurs de Richard Russo

       
    L'histoire d'un amour filial qui ne s'est jamais démenti.

    Autobiographie et biographie de Jean la mère de l'auteur, ce récit entremêle deux destins tellement imbriqués que seule la mort pourra les séparer. Deux vies fusionnelles, celle d'une femme fière, abusive, envahissante, obnubilée par son désir "d'indépendance" et malade d'obsessions incontrôlées, celle d'un fils marqué par une enfance vécue dans une cité ouvrière et par l'absence d'un père qui avait fui l'instabilité d'une épouse "cinglée".

    "Elle ne nous avait jamais considérés comme deux personnes distinctes mais plutôt comme une entité unique, tels deux jumeaux nés à vingt-cinq ans d'écart, deux petits pois dans la même cosse génétique."

    Ne jamais rester éloignée de son fils, c'est la préoccupation vitale de Jean : il est son "refuge" qui ne lui a jamais fait défaut. Alors, elle sera de toutes les étapes de sa vie. Gloversville cité de sa jeunesse, Phoenix quand il est entré à la fac, Tucson, Camden quand il a travaillé, quand il s'est marié. Et à chaque fois, le scénario se répète : lui trouver l'appartement répondant aux critères qu'elle impose.
    Ballotée entre désir de s'en sortir et crises nerveuses dépressives qui l'angoissent, elle transforme le lien filial en esclavage. Ricko-Mio, c'est ainsi qu'elle le nomme, répond toujours à ses appels désespérés sans que pour autant il perde le sens des réalités. Une observation lucide, froide parfois, lui permet de prendre la mesure de cette souffrance qui la ronge et qui n'est pas sans nourrir sa propre culpabilité.

    "C'est toi dont j'ai besoin. Dès ma jeunesse, j'ai compris que la santé de ma mère, son bien-être étaient entre mes mains.Combien de fois, au fil des ans, m'a-t-elle attribué le mérite, à moi ou à ma présence toute proche, de son rétablissement ?"

    Mère fardeau dont l'état se dégrade un peu plus chaque jour en dépit de l'amour  et de l'attention qu'il lui porte sous le regard indulgent et compréhensif de sa femme et de ses filles.
    Mère référence qui lui a appris que la lecture est une récompense et que les livres peuvent devenir l'ultime recours d'une vie dévastée en l'ouvrant sur un imaginaire sans limites.
    "Vous ne pouvez pas créer un écrivain sans créer d'abord un lecteur, et c'est ce que ma mère a fait de moi. En outre, même si je n'avais plus l'âge de m'intéresser à ses livres, ceux-ci participèrent à la fabrication de l'écrivain que je deviendrai plus tard..."

    Un roman à deux voix entre démence et compassion écrit dans un réalisme sensible où l'auteur sait garder distance et lucidité. Obsédé et besogneux comme elle, quand il le réalisera, il comprendra que c'est probablement ainsi qu'il est devenu l'artisan de sa propre vie de romancier et qu'elle fût en quelque sorte sa muse.

    "Je n'étais pas un être supérieur , uniquement une personne éduquée, et cela, je le devais en grande partie à ma mère. Peut-être avait-elle tenté de me dissuader de devenir écrivain, mais si j'en étais un aujourd'hui, elle en était la principale responsable."

    Editions Quai Voltaire/la Table Ronde 2013- 262 pages- (21€)
    Traduit de l'anglais (Etats Unis) par Jean Esch

    Richard Russo : né en 1949 dans l'Etat de New York. Université d'Arizona (1979-1980) Professeur de littérature puis écrivain.
  • 1995 Un Homme presque parfait (adapté au cinéma par Robert Benton)
  • 1998 Un Rôle qui me convient
  • 2002 Le déclin de l'empire Whiting Prix Pulitzer
  • 2004 Le Phare de Monhegan
  • 2005 Quatre saisons à Mohawk
  • 2008 Le Pont des soupirs
  • 2010 Les Sortilèges du Cap Cod
  • 2011 Mohawk
  • 2013 Ailleurs