lundi 15 août 2016

A la table des hommes de Sylvie Germain

    Une femme qui accouche de papillons (Le livre des nuits), un arbre qui quitte la forêt pour aller s'enraciner sur la tombe d'un enfant mort (Nuit d'Ambre), une petite fille qui devient la proie de l'ogre (L'enfant méduse), une femme qui hante la ville la nuit (La pleurante des rues de Prague) et tant d'autres contes et légendes qui émaillent les romans de l'auteur qui, cette fois encore, nous surprend avec l'histoire d'un petit cochon qui se transforme en ... petit garçon !
    Et toujours la guerre avec son lot de destructions et de malheur. Une femme écrasée par les bombes, une jeune mère qui perd son bébé, un porcelet blessé qui finit par rencontrer la jeune femme orpheline de son enfant. A l'agonie, elle berce le petit cochon en lui donnant le sein avant de succomber à son tour. Très vite il va apprendre à subsister dans la forêt, à côtoyer d'autres animaux et surtout à fuir les hommes guidé par une corneille qui lui restera fidèle tout au long du récit.
    De sa rencontre avec un homme blessé et mourant qui l'agresse et tente de l'étrangler il sortira métamorphosé ...en petit garçon. "Il ignore où il va ; comment le saurait-il ? Il ignore tout autant où il est, ce qu'il est, ce qu'il fait. Il avance dans un monde soudain frappé d'extrême étrangeté."
    Tôt le matin, les femmes le découvrent, nu comme un ver, endormi sur le banc du lavoir. Ghirzal que tous appellent la Vieille le recueille et va savoir attendre que le petit sauvage qui ne sait que grogner s'humanise un peu avant de le former à la société et au langage. Yelnat, le clown musicien et polyglotte emmène Babel, c'est le nom qu'on lui a donné, très loin chez Clovis et Rufus les jumeaux artistes-résistants pour le soustraire au harcèlement des autres enfants perturbés par sa différence. Alors, pourra commencer pour lui le long chemin pour devenir un homme.

    Née en 1954, docteur en philosophie et romancière, l'auteur vit à Prague (1986-1993) où elle enseigne le français et la philosophie. C'est en 1994 qu'elle décide de se consacrer uniquement à la littérature. Magnus, Goncourt des lycéens en 2005 la rendra, à juste titre, définitivement célèbre. Ses nombreuses publications n'ont jamais désavoué un succès mérité.

     La réalité qui se transfigure aux dimensions du conte fantastique, de la fable philosophique, la guerre et ses blessures, les références bibliques sont l'armature de ce roman. L'auteure ancre ses personnages dans une nature proche de son peuple animal, de ses légendes qui "tissent comme un chant de la terre". Babel s"humanisera peu à peu, deviendra Abel, sans jamais oublié la fragilité de la frontière qui existe entre son humanité et son animalité, entre le savoir qu'on lui a appris et l'instinct acquis dans sa vie d'avant.
    "... Il se sent aussi nu qu'au matin de son réveil dans le lavoir d'un village en ruine. Mais il n'est plus avide de découvrir davantage le langage des hommes, il lui suffit de faire bon usage des mots qu'il a appris, de préserver autour de chacun d'eux un espace de silence où les faire résonner. Il n'est plus désireux de plaire à ses semblables, d'être accepté par eux, il lui suffit d'avoir été aimé par quelques-uns et d'avoir aimé ceux-là. Il a reçu sa part de fraternité, des destructeurs la lui ont arrachée, mais sous la douleur de rapt, il conserve la joie d'avoir un jour reçu cette part d'amour et d'amitié, et cette joie, personne ne pourra la lui retirer."
    Un conte ? Pas vraiment, mais une histoire d'une actualité troublante !

    Chez Sylvie Germain tout fait sens ! La citation de Grégoire de Narek mise en exergue des parties I et II n'est pas un hasard : ce philosophe devenu moine mourut au cours de la destruction de son monastère pendant le génocide arménien. Une raison supplémentaire pour l'auteur de s'interroger sur le silence de Dieu.

    Editions Albin Michel, 2016 (262 pages-19,80€)

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Josèphe